Toute mon enfance, mes institutrices, mes professeurs, se sont donné pour mission de m’empêcher d’employer l’expression que j’aimais : « il y a ». C’était « banal, fourre-tout, imprécis » Il fallait le remplacer par une expression plus adéquate. A des quoites ? A des couettes ? Ce Il y a je l’aimais plus encore que le « il était une fois… » des histoires lues et relues. Dans « il y a « , il me semble que je devais entendre « île y a ». En tout cas, cela me faisait rêver. Alors pour me venger, régulièrement, j’écris des phrases qui commencent toutes comme ça, par ce « il y a » honnis des professeurs de mon enfance.
Il y a des petites filles à la tête penchée ; leurs larmes coulent toutes seules.
Il y a un silence entre chaque mot, comme un caillou blanc dans le courant.
Il y des chemins, on croit qu’ils s’arrêtent, mais c’est nous qui avons cessé de marcher.
Il y a des bancs vides, les oiseaux viennent s’y poser; pour penser.
Il y a tant d’étoiles, et nous regardons seulement où nous mettons les pieds.
Il y a la terre, et le ciel, et entre les deux, les balançoires qui peuvent donner mal au coeur.
Il y a des murs qui n’ont pas de porte, mais ce n’est pas grave, il n’y a qu’à les traverser.
Il y a du soulagement à avoir mal ici ; pendant ce temps, on n’a pas mal là.
Il y a des pardons qu’on accorde seulement pour voir souffrir l’autre encore un peu plus.
Il y a des malheurs qui s’acharnent sur nous, on sait très bien pourquoi.
Il y a des escaliers qui n’en finissent pas de monter et ce sont les mêmes qui n’en finissent pas de descendre.
Il y a des hommes qui attendent que les loups viennent pour allumer un feu.
Il y a celui qui prend la parole et celui qui donne la sienne.
Il y a la mort, à côté de la vie ; pas de l’autre côté, ni au delà, non, juste à côté de la vie.
Il y a des placards, on croit qu’ils sont vides, mais on ne sait jamais.
Il y a peut-être de la place pour tout le monde, mais où ?
Il y a d’autres occasions que la peur de trembler de tout son corps.
Il y a des gens qui ne sont pas des anges mais qui tombent des nues.
Il y a des îles qui ne sont pas dans la mer.
Il y a des marées hautes qui montent jusqu’aux yeux.
Il y a peut-être une seconde où tout s’éclaire, mais on ne le sait pas, parce qu’on a fermé les yeux.
Il y a tant de courage à se glisser simplement, chaque jour, à travers les barreaux de sa vie.
Il y a des arrière pensées qui peuvent poireauter longtemps.
Il y a d’inimaginables baisers au bord de toutes les lèvres.
Il y a l’enfant perché sur un tabouret, prêt à s’envoler.
Il y a des bateaux où l’on ne monte jamais et qui vous bercent pourtant.
Il y a ceux qui n’ont même pas besoin d’un verre d’eau pour se noyer.
Il y a, en tout désir, un doute qui serre le coeur.
Il y a des moments où l’on croit marcher vers l’horizon, mais si c’était l’horizon qui se rapprochait de nous ?
Il y a la pluie qui tombe de si haut et qui dit tout bas merci merci merci…
Il y a toutes ces verticales qui regardent de haut les pensives, les rêveuses horizontales.
Il y a des réponses qui n’arriveront jamais à la cheville des questions posées.
Il y a la lettre sans destinataire, qu’on n’envoie jamais, mais qu’on écrit toute sa vie dans son coeur.
Il y a la chanson qui vous tombe au matin dans une oreille et ne ressort pas par l’autre.
Il y a notre hésitation à traverser quand plus personne ne nous tient la main.
Il y a la lampe allumée près du lit. Elle sait tout de nos livres, de nos amours, de nos rêves aussi.
Il y a des gens de toutes les couleurs, mais on en voit surtout des gris. D’aigris ?
Il y a toutes ces larmes qu’on n’a pas versées et qui font un petit fleuve tranquille au fond de nous.
Il y a celui ou celle qu’on attendait, dont le sourire est une barque rouge où l’on monte pour un voyage qu’on espère sans retour.
Et il y a, il y a ces mains qui semblent faites pour accueillir les oiseaux, et ces paupières comme des berceaux renversés pour retenir les anciens rêves d’enfants.