Prix Nobel de littérature en 2015, Svletana Alexievitch est née en Ukraine le 31 mai 1948, ce qui est une sorte de clin d’oeil qu’elle me fait malgré elle puisque cela fait de nous des jumelles ( à un poil près !) Et ce tout petit signe du destin me rend ses écrits encore plus proches, car nous sommes de la même époque. Quelque chose de cela se sent à chaque page, dans ce qu’elle retient des paroles qui lui sont confiées ; elle parle d’un monde qui, pour être géographiquement loin du mien, ne m’est malgré tout pas étranger. J’y reviendrai, moi qui suis née, comme elle, juste après la guerre, et dont l’enfance a été émaillée, comme tous ces enfants du baby boom, des récits que la famille en faisait… Nous avions le devoir d’être heureux, nous qui avions tout pour l’être, à présent… Et de ne pas nous plaindre, car rien ne pourrait égaler, jamais, ce que les autres avaient vécu avant nous…
Svletana Alexievitch a fait des études de journaliste à Minsk, a été éducatrice, prof, puis journaliste dans la région de Tchernobyl, donc catastrophe nucléaire à domicile ! ( les témoignages concernant Tchernobyl sont dans le terrible « La supplication » )
Son travail : recueillir la parole de groupes de gens à qui on ne la donne jamais. Elle ne théorise pas, ne moralise pas, elle est la main qui… Et je soupçonne que non seulement, elle a, dans la main, cette arme formidable contre le sort et l’injustice qu’est le stylo quand il est fermement tenu, mais aussi, et c’est ce qui la distingue, sans doute, et que j’aime, infiniment, elle a le coeur posé sur cette même main qui écrit. Les gens, elle ne les fait pas parler, elle les y invite, et même, parfois, à la lecture de ce qu’ils disent, il me semble qu’on entend tout autant leur silence que leur parole, leur rire que leur larmes- tout deux intérieurs. On sent le temps qu’il faisait, le temps qu’il fait aujourd’hui, le temps qui a passé comme celui qui ne passera jamais.
Le ton : Elle est pratique, Svletana, elle connaît le prix des choses, celui de la parole aussi, et celui de la vie tout autant. Elle pense, je crois, ( et moi donc ! ) que cela n’est pas séparable, que cela fait un tout. Ce n’est pas que tout se vaut ( vache cochon couvée !!) se vale ? mais plutôt que tout se tient, s’enchaîne, s’imbrique dans les souvenirs, les témoignages, la vie.
Dans son recueil des » Derniers témoins » la guerre dont se souviennent ces anciens enfants, est à la fois aussi terrible que ce qui se passe dans les contes les plus horribles narrés au coin des cheminées par les vieilles grand-mères qui ressemblent à des sorcières avec leurs yeux enfoncés et leur bouche grand-ouverte comme un four sans fond, et triviale : les meurtres côtoyant les corvées « casse-pied » auxquelles les enfants essaient, en guerre comme en temps de paix, d’échapper, le ménage à faire, rendu difficile par la pénurie de tout, les chaussures de fille mises au garçon et c’est alors ce qui, dans le tragique des évènements, l’embête le plus, ce garçon-là …
Svletana les laisse parler, et l’enfant qui est en eux ( comme la petite poupée russe ! tout au fond de la grande…)retrouve les images et les mots d’alors, et tout sort, un peu en vrac, merveilleusement dit parfois avec les mots – l’accent, la musique- d’autrefois.
Et ils disent, tous : « j’entends encore, je vois encore, je sens encore l’odeur de… » Et souvent, leur écrit, ils le font au présent… ou au passé composé, mais sans vraiment le recomposer, ce passé, car ce serait dire qu’ils sont dans la situation de quelqu’un qui dit ce qu’il a vu et le raconte maintenant que tout est terminé, or, dans chaque récit, on sent bien que c’est le contraire. On en a jamais fini, avec rien. On est toute la vie ce parchemin où tout s’écrit.
Ces textes, avec leurs centaines de détails, font de chacun un irremplaçable témoin de l’Histoire qui sera dans les livres. Car elle ne s’écrit pas toute seule, l’Histoire, et pas seulement grâce aux historiens dont c’est le boulot ! Elle s’écrit à chaque minute dans le coeur et la peau même de chacun de nous, du plus humble au plus riche, au plus voyant, chacun gardant les stigmates de l’apocalypse que le destin lui a réservée.
Je ne sais pas ce que Svletana Alexievich a gardé, omis, enlevé, rajouté peut-être, où est son travail d’écrivain. Mais je pense qu’il est dans le choix de chaque mot, dans le soin qu’elle a pris d’entendre chaque voix et de la restituer avec ce qu’elle avait d’unique ET d’universel. Et ce qui est extraordinaire, c’est qu’à lire, on n’a pas l’impression qu’il y ait quoi que ce soit de perdu entre l’oral, premier, et l’écrit, second.
Quoique la lecture soit ici aisée, elle n’est pas facile. Nos oreilles souffrent, nos yeux pleurent, nos coeurs saignent à la parole de ces derniers témoins. Mais il ne s’agit pas d’un catalogue d’atrocités, nullement. C’est plutôt comme un documentaire, en noir et blanc, le blanc faisant tellement ressortir le noir, et inversement.
J’ai dit, au début, comme je me sentais proche de cette vision de l’écriture. Ceux qui connaissent « La grande peur sous les étoiles » verront tout de suite de quoi je parle là. Il faut relire la belle et puissante préface que Claude Roy me fit l’amitié d’écrire pour ce livre-là. Il commençait par : « Le mal et le malheur existent. Faut-il à tout prix en tenir abrités les enfants ? Les préserver, au chaud, à l’abri du malheur- et de la vie- aveugles, sourds, heureux ?…. Les enfants ont la vertu d’étonnement et la force d’indignation que les adultes perdent parfois. Alors ils ont droit à la vérité, comme les grands… Pourquoi la haine ? Pourquoi le mal ? Pourquoi la cruauté des uns et l’indifférence des autres ?…
Et il terminait la préface en disant qu’il fallait raconter, écrire, « des textes qui maintiennent le coeur en éveil et empêchent de prendre son parti de l’injustifiable »
C’est exactement à cela que servent les recueils de Svletana Alexievitch, je crois.