MERCREDI-JEUDI

Depuis belle lurette le jeudi de mon enfance n’existe plus et donc, avec lui, la mythique semaine des quatre jeudis passée aux oubliettes ! Jamais personne n’a remplacé celle-ci par « la semaine des quatre mercredis » et c’est vrai que cela ne sonne pas pareil, rien à faire. Depuis cette transformation du jeudi en mercredi je ne peux m’empêcher qu’on a joué un sale tour aux enfants. D’autant, qu’après moult tergiversations d’adultes, le mercredi-jeudi s’est retrouvé coupé en deux ! Une moitié avec école, une moitié sans. J’ai l’impression qu’on nous aurait fait ce coup-là dans les années 58, on aurait eu mai 68 bien avant l’heure ! car notre jeudi était sacro-saint ! Autant que le petit pain au chocolat qui était encore un vrai morceau de pain pas ramollo avec une vraie barre de chocolat bien costaud !

Jeudi portait parfaitement bien son nom : c’était le jour des jeux. Et même si plus tard, au lycée, on m’a expliqué que non, jeudi était le jour de Jupiter, ça ne m’a qu’à moitié convaincue malgré tout les respect que j’avais pour mon professeur de latin tant Jupiter me semblait à des années lumières ! Mon explication du jeu-dit était tellement plus simple et évidente, tout à fait lumineuse, quel intérêt avaient les adultes à tout compliquer ainsi, cela me dépassait. De même que « lundi » dans ma mythologie de l’époque était ainsi nommé parce qu’il était le jour numéro 1 et n’avait rien  à voir avec la lune où seul Tintin avait alors marché.

La grande affaire du jeudi, ( si on exceptait l’heure de catéchisme passée en apnée tellement on nous fichait la frousse avec le péché mortel, la pomme d’Eve encore plus maléfique que celle où avait mordu Blanche Neige, la crucifixion et Ponce pilate qui s’en lave les mains and so on ) la grande affaire du jeudi donc c’était : à quoi on va jouer ?  A quel GRAND JEU qui durera TOUTE la journée. Car en cette époque, on avait tout notre temps : d’être, ce jeudi-ci, explorateur et chasseur de fauve comme Tintin en Afrique par exemple. On préparait soigneusement l’expédition : pas question de faire n »importe quoi,  on n’était pas des ignorants, on avait nos images dans les tablettes de chocolat, ou gagnées à l’école si on avait gagné 10 bons points, qui nous montraient bien que l’Afrique ce n’était pas le Bois de Boulogne ! Donc on ne partait pas sans munitions, ni sans solides sandwichs que maman nous préparait, parce qu’on n’était pas sûrs de tuer une antilope avant l’heure du déjeuner. Enfin, le tueur, c’était mon frère : moi, c’était bien entendu comme ça,  je l’accompagnais seulement pour monter une petite école dans la brousse  – Mon frère trouvait que c’était bien une idée de fille, ça, d’aller emmerder les petits noirs qui couraient tout nus et en toute liberté avec des livres et des cahiers, mais j’y tenais mordicus ! avec moi, jungle ou pas jungle, tout le monde allait apprendre à lire, point barre ! Ainsi, il attrapait lions et gorilles et les encageait avec force et courage afin de les ramener en France et moi, si ma petit soeur voulait bien nous laisser renverser son lit à barreaux sans brailler comme un putois, je l’aiderai à construire le zoo dès que les petits indigènes auraient enfin appris à lire ET à écrire convenablement les 26 lettres de l’alphabet que je leur avais copié sur de minuscules cahiers cousus main – et ce n’était pas de la tarte parce que je maniais assez mal l’aiguille.

L’appartement du 5ème étage de notre HLM était alors aussi vaste que le monde, l’Afrique tenait parfaitement entre la colline du fauteuil et le Haut plateau du cosy ( c’était comme ça que s’appelait le lit de mon frère dans le salon, lit que je lui enviais beaucoup parce qu’il avait deux petites portes et une petite glace, et que je parviendrai à lui chiper deux ans plus tard.) L’école de campagne, je l’installais sous la table qui était un abri parfait contre les crocodiles et autres saletés qui pouvaient contrarier l’emploi du temps des écoliers. Les pions noirs du jeu d’échec me faisaient une classe plausible de jeunes africains, et si j’en mettais quelques blancs, fils de colons, je les traitais tous avec la même sévérité, le coin n’était fait ni pour les chiens ni pour les crocos !

Evidemment, mon frère ne pouvait longtemps se retenir de faire entrer un lion dans ma classe, y semant une panique bien légitime. J’autorisais son lion à me bouffer quelques cahiers mais AUCUN de mes élèves, noir ou blanc, même pas celui qui travaillait le plus mal et tenait son cahier comme un cochon comme me le suggérait mon frère avec insistance à chaque fois ! Ce n’est pas parce qu’un élève est paresseux qu’il doit FORCEMENT terminer dans l’estomac d’un fauve, il y a des limites aux punitions !
Je récupérais à la fin ma classe entière, quoiqu’un peu chamboulée par les différentes irruptions du fauve puis du chasseur, remettais tout en place avec abnégation, chacun savait très bien depuis Tintin qu’aller faire la classe en pleine brousse comportait un certain nombre de dangers que ne connaissaient évidemment pas les instituteurs de Seine et Oise qui n’avaient à dompter que quelques élèves un peu mal élevés.

Il me semble que les enfants n’ont plus vraiment de jour de jeu, de GRAND JEU. Leur moitié de mercredi est bien occupé : dessins animés, sport, musique, ACTIVITES DE LOISIRS… Comment diable cela peut-il remplacer le jeu qu’on invente, seul ?  Pas de grand jeu qui durerait toute la journée, pas de grasse matinée avec à côté de soi, dans le lit, une grosse pile d’illustrés ( nom des BD de l’époque) pas le temps de regarder passer les nuages et les oiseaux en se curant le nez ou l’oreille selon l’humeur, de se disputer avec son frère et sa soeur, de se fâcher pour longtemps et puis, longtemps passé ( une demi heure, au moins ! )de se réconcilier parce qu’on s’embête et que l’école sous la table sans le lion qui peut entrer et bouffer tout le monde, mon frère a raison finalement, c’est moins intéressant.

JEUDI, jour du jeu, TOUTE LA JOURNEE.
Mercredi ?
Je sors la boite de pions du jeu d’échec.Je tente : – Regardez ! je dis.
– Bah quoi  ? me demande mon petit fils. Le jeu d’échec ? Tu sais y jouer Majo ? parce que moi je sais ! très bien en plus ! Tu veux que je t’apprenne ? Prends les blancs !
Je boude : – Je préfère les petits noirs. Et puis, non ! J’ai pas envie. On n’a pas le temps. T’as vu quelle heure il est ? T’as vu quel jour on est, hein  ?

Décidément, faut pas prendre les enfants du mercredi pour des enfants du jeudi !