C’est le titre particulièrement imagé, et donc enviable par tous ceux qui, comme auteur ou éditeur, cherchent quel titre donner à cet ouvrage-là, roman ou autre, imaginé, conçu, élaboré sur des jours, des semaines, des mois, et qu’à la fin, il faudra réduire à cela : un titre.
Un titre, ça appelle, ça désigne, ça qualifie. Mais ça colle, aussi. Un vrai sparadrap comme celui du capitaine Haddock. Plus moyen, ensuite, de dénommer, débaptiser, se raviser, réviser. Ad vitam aeternam, le récit devient ce titre emblématique, dit tout, même si au départ, il disait peu, voire apparemment rien du tout.
Ainsi a-t-on » Madame Bovary » qui ne dit presque rien, juste ce nom, qui pourrait être celui de n’importe qui, au-dessus de la sonnette de la porte d’entrée, ou sur la boite aux lettres où le facteur glissera ce qui lui est destiné, à elle, et à personne d’autre – en principe… Une femme insignifiante ? Oui, et quelques centaines de pages pour donner un destin à qui ne semblait pas en mériter, à donner toute son importance au presque rien, jusqu’à en faire un tout.
Ainsi a-t-on » le rouge et le noir » deux couleurs subtantivées, qui ne dit pas grand chose non plus, apparemment de ce que l’on va trouver dans cette histoire si longue pourtant : 540 pages en poche ! Une histoire résumée en deux couleurs, rouge sang, rouge passion, rouge feu, et cheval noir du drame qui advient, ombre qui s’étend, le feu devenu cendres, le vif et le mort. On guettera ainsi, malgré nous, au fil de page, les signes disséminés, rideaux cramoisis, yeux noirs etc… Deux mots et tout est dit, finalement, des 540 pages qui suivront.
Et ainsi de suite.
Le titre, là, du livre d’entretiens avec Herta Müller, prix Nobel de littérature dont je ne me souvenais pas d’avoir lu quoi que ce soit, est en fait un proverbe roumain qui, complet, dit plus exactement : » tous les chats sautent à leur façon au bord de la flaque », ce qui est un proverbe étonnant, mais qui, intuitivement quand on le lit et qu’on a soi-même des chats, ce qui est mon cas, semble parfaitement juste.
Le proverbe aurait pu être : « tous les chats sautent à leur façon par-dessus la flaque » comme la vache autrefois, en lointaine Angleterre non encore reliée par le tunnel sous la Manche, sauta par-dessus la lune. Mais ce n’est pas ce que dit ce dicton qui nous fait voir le chat sautant à sa façon, au bord de la flaque, ce qui est beaucoup plus vrai, car on a tous vu des chats éviter, par de petits bonds, une flaque, un ruissellement survenu soudain sur leur trajet, et jamais je n’ai vu de chat faire un bond spectaculaire, d’acrobate chevronné au dessus d’une flaque. Le chat procède plus discrètement que ça, toujours, ne se donne pas en spectacle, ne fait pas son numéro, pas de chat de cirque.
Herta Muller, explicite ensuite, avec une extrême intelligence du mouvement, plutôt de la pensée d’où surgit le mouvement, ce dicton : elle parle du contournement approprié à l’obstacle, du bond juste au bord, au dernier moment, pour ne pas se mouiller les pattes.
Et on voit le chat faire exactement comme elle dit.
Je ne sais pas si cela seul mériterait un prix Nobel de littérature, mais à coup sûr, cela mérite toute notre admiration tant il est difficile de décrire, dans la rapidité de ses manoeuvres, ce qui ressort chez le chat, du réflexe ou de l’intention.
Mais ce qui est plus remarquable encore et me ravit, c’est que de cette toute petite phrase sans aucune prétention, juste un dicton populaire- mais on sait que les dictons ont une portée universelle qui va bien au-delà de ce que les mots semblent évoquer – elle tire une conclusion, ou plutôt une réflexion qui fait de chacun de nous, à mille et un moments de sa vie, un chat au bord d’une flaque.
Flaque alors est cet espace où la terre se déroberait sous le pas, où l’on se noierait dans un verre d’eau, où l’on ne verrait plus que la surface des choses, où se cacheraient des monstres comme celui du Loch Ness, jamais visibles, mais toujours plus ou moins perceptibles, le moment terrible où, croyant atteindre le ciel, on s’aperçoit qu’on se noie…
Alors vite, comme le chat, on tente de petits bonds apeurés, préférant peut-être faire le tour, rester sur la terre ferme, ne pas se mouiller…
Et chaque mot que l’écrivain écrit pour dire la vie où il erre, qu’il tente d’étreindre, qu’il perd, oui, chaque mot d’écrivain est cette tentative, ce petit bond de chat, au bord de l’espace qui lui est donné pour dire : le bord de la page vide, de la flaque.
C’est une merveilleuse métaphore que le titre alors déroule pour nous, ce titre qui ressemble à celui d’une comptine, qui ne semble dire qu’une enfantine petite phrase de récitation, et qui, comme « le rouge et le noir », comme » madame Bovary » dans son insignifiance, signifie tout.
Le reste de ces entretiens, traduits de l’allemand, vous surprend, et vous prend, avec tout autant de pertinence, d’acuité. Herta Müller, qui appartient à la minorité Souabe en Roumanie parle de son quotidien sous l’oppression, – mais, dit-elle, nul besoin en fait d’opprimer les habitants du village qui s’oppriment tout seuls, au bout d’un moment, et nul besoin de geôlier, chacun s’enfermant dans son silence, les non-dits…
Elle nous dit le vertige éprouvé devant le vide des interrogatoires menés par les services secrets de la dictature sous Ceausescu, et à la lire, ce vide des mots paradoxalement, devient une falaise, âpre, vertigineuse, que d’un bond on ne saurait franchir.
Et alors sans doute, pour survivre fallait-il être sans cesse ce chat, qui saute au bord, de façon tellement inopinée qu’on ne peut le contraindre, l’attraper, le noyer.
J’espère vous avoir donné envie de lire Herta Müller, née en Roumanie, en 1953, qui vit en Allemagne, et qui fut prix Nobel de littérature en 2009.
Ne pas croire que ce sera trop difficile, qu’on ne comprendra pas ( un prix Nobel, ça impressionne le simple lecteur, forcément.) Non, elle écrit assez simplement pour le commun des mortels, elle vient d’un morne village, elle a gardé les vaches, enfant brimée, battue, puis, de petit bond en petit bond, elle est devenue cet écrivain reconnu. Et c’est ainsi qu’il faut la suivre : de cette détresse première assumée, acceptée, à cette traduction, ou plutôt, comme elle l’écrit merveilleusement à la conversion de cette vie-là en mots, et au final, on a sous les yeux, tiré de ce rien, de ces absences, de ce vide, un beau, un riche récit, un PLEIN de sens au conteur !
Ce que je propose comme exercices d’écriture pour les enfants à partir de cette belle image de » chat sautant au bord de la flaque :
Décrire le chat, où il va, à quoi il pense. Et puis d’un coup, une belle flaque, d’où elle vient, le chat se penche dessus, voit ce qu’elle reflète, en surface ( l’arbre, l’oiseau ? ) . Puis imagine ce qu’elle pourrait cacher, en profondeur, vision de rêve ( poissons, oiseaux) ) ou de cauchemar ( monstres liquides). Il fait de petits bonds, pour ne pas se mouiller les pattes ( où allait-il pour qu’il lui faille rester les pattes bien propres ? ) e(t de bond en bond il échappe à tous les dangers potentiels.
Le chat parti, que se passe-t-il avec la flaque ? Sèche-t-elle, banalement, sous le soleil ? Ou bien continue-t-elle à vivre avce ses reflets réels et imaginés ? L’oiseau sur l’arbre rencontre-t-il le poisson dans l’eau ? ou bien, la flaque séchée, pousse-t-il des ailes au poisson qui lui permettront de voler ? etc…
Voir la flaque comme TOUT UN MONDE !
En dessin, c’est bonbon à illustrer ! ( on peut même fair des » volets successifs de flaque ) et une » marionnette – chat » qui gambadera à souhait.