pour Arthur, Oscar et Ambre, mes petits enfants, et puis pour tous les autres.

Je voudrais que tu comprennes, Arthur, et vous aussi Oscar et Ambre, plus petits, si Arthur vous aide peut-être ! qu’il y a des héros  qui n’en ont pas la gueule, pas le costume, et ne jouent dans aucun film, aucune série, sur aucune chaîne, aucun écran de rien, ou alors de fumée parce qu’ils sont flous, on ne les voit pas bien.
Et même souvent on ne les voit pas du tout, et on les appelle donc  » les Invisibles » ; parfois on ajoute quand même » de la république », pour leur faire malgré tout comme un petit titre de noblesse  et vous verrez qu’ils le méritent bien.
Non qu’ils soient dotés, comme dans les bonnes histoires palpitantes, les bons films qui vous font frissonner,  d’un chouette pouvoir d’invisibilité leur permettant d’accomplir, les doigts dans leur invisible nez, des prouesses admirables comme sauver un enfant qui tombe du douzième étage, interrompre la lave d’un volcan en s’asseyant dessus ( je dis ça au pif, ne regardant et ne lisant que fort peu, et je m’en excuse, ces histoires-là mais j’avoue que l’image du géant s’asseyant sur le volcan pour l’empêcher de péter à tort et à travers me plaît assez) ou sauver presque tous les passagers d’un paquebot, sauf le plus vieux qui a naturellement plus de 70 ans !  avait déjà un pied dans les fonds sous-marins et qui se dévoue pour se faire bouffer l’autre par un requin, l’héroïque héros rétablissant de l’autre main, ( celle qui n’a pas les doigts dans le nez, vous me suivez ?) le paquebot sur les flots déchaînés. Ce héros là, si on lui donne encore quelques pages ou quelques minutes de film, sauvera l’humanité toute entière, et sans les mains, cette fois, les deux étant alors occupées.
Non. Les héros dont je vous parle, les enfants, ne sont pas  REELLEMENT invisibles, et ont leurs mains occupées à bien d’autre chose. On les appelle  » les Invisibles »  seulement parce qu’on NE LES REGARDE PAS.
Et pourquoi on ne les regarde pas ?
Parce qu’ils sont trop petits ? Trop moches ? Trop nuls ?
Même pas.
Seulement parce qu’on n’y pense pas.
On a la tête ailleurs.
On rêve à d’autres héros, magnifiques, costauds !
Eux, ils ne nous font pas rêver. Ils n’ont pas de super pouvoirs, en tout cas, pas de pouvoirs magiques, surnaturels.
Ou alors, ils ne s’en vantent pas. Ils les cachent même, non pas qu’ils aient peur qu’on les leur pique ( encore que, ça se pourrait, ils se méfient un peu tout de même…) mais ils ne pensent pas que ce sont de vrais pouvoirs, puisque ce ne sont pas des pouvoirs magiques, surnaturels.
Leur pouvoir, il est dans leurs mains, qui reconstruisent ce qui a été détruit, replantent ce qui a été gâché, dans leurs mots qui consolent ceux qui sont dévastés, dans leur imagination qui embellit ce qui a été enlaidi,  dans leur intelligence qui invente ce qui améliorera nos vies, dans leur conscience qui permet de juger si ce que nous faisons, ou qu’on nous a fait est juste ou injuste…
Les démons qu’ils chassent ne sont ni des ogres ni des vampires, ni des extra-terrestres venus nous envahir, nous sucer le sang, ou par quelque maléfice nous rendre fous et criminels, non ! Les démons qu’ils chassent c’est nous qui les avons créés, sortis de nos pauvres bêtes cerveaux, et à présent que nous en voyons la mocheté, le danger, et que nous en sommes tristes, apeurés, que nous crions  » au secours » pour être aidés, ils nettoient nos saletés, ils chassent nos virus, nos microbes, ils font ce qu’ils peuvent de nos mochetés, ils nous pardonnent même nos lâchetés, ils réparent, ils rafistolent, ils bricolent, ils prennent soin de nous, de tout.
Ils essaient, en tout cas. De toutes leurs forces : ils répareraient la Tour Eiffel qui se casserait la gueule, avec des bouts de ficelle, s’il le fallait, ET ELLE TIENDRAIT ! Il le faudrait bien.

Vous croyez bien, les enfants, reconnaître les héros ! Fastoche !
On leur offre des médailles, on parle d’eux dans les livres d’histoire, ils y ont, inscrites,  leurs dates de naissance et de mort, ils ont de hauts faits d’armes et de guerre, ils sont fins politiques, ils ont de grandes visées, ils construisent des fusées, ils vont aller sur Mars, ils s’appellent César, Napoléon, des bâtisseurs d’empire ! Pasteur aussi, des fois…
Ils passent à la télé ou sur YouTube.
Il serait juste pourtant de reconnaître qu’ils ont eu besoin de toute une cohorte d’autres héros pour y parvenir. …
Moi, j’ai un faible pour ces autres héros : ceux qui reconstruisent ce qui a été détruit, ceux qui ramassent les saletés que les combattants ont laissées, ceux qui surveillent les cendres pour que l’incendie ne ravage plus, ceux qui nous ouvrent les bras sans rien savoir de ce qui nous fait tant de peine même si on les salope un peu avec notre morve…
Nos héros du quotidien, ordinaires, invisibles, ceux qui sont dans le tout petit coin gris du rectangle de la télé, au mieux, tandis que le héros du jour sourit de toutes ses dents au beau milieu de l’écran et qu’on ne voit que lui.

C’est le balayeur qui ramasse nos mouchoirs souillés tombés à côté de la poubelle qu’on a mal visée, c’est le clown qui va faire rire les enfants malades, le brave homme qui parle à cet autre-là, ivre qui dit n’importe quoi, qui se met entre lui et le reste du monde qu’il voudrait buter, c’est l’infirmière si fatiguée qui retarde son départ pour aider une collègue tout aussi fatiguée qu’elle, c’est le facteur qui monte chaque jour toute la côte pour porter à quelqu’un une lettre s’il y en a une, le pain s’il n’y en a pas, c’est la boulangère âgée qui reprend sa place en caisse pour que ce ne soient pas les vendeuses qui se chopent le virus, ce sont les gens qui prennent le train à 5h du matin dans le froid, et trient et mettent en caisse, et portent dans les camions, les légumes et les fruits et tout ce que vous mangerez tout à l’heure, les enfants, confortablement installés chez vous. Sans penser à eux.
Ce sont les femmes de ménage qui travaillent dans les bureaux quand il n’y a plus personne, que personne ne connaît, ne voit jamais, mais qui auront incognito tout nettoyé à fond de la moquette au plafond, qui  auront fait pour ceux qui arriveront au matin un décor de travail propre et parfait afin que rien ne les distraie d’œuvrer à la Grande Marche du Monde.

Tout ceux-là sont de pauvres héros, assurément, face aux grands sur grand écran, ou au nom écrit en gras dans nos livres et journaux. Ils ne vous ont sûrement jamais fait rêver, ni vous ni moi, ni vibrer du grand désir de vivre de formidables aventures à leur côté, oui, ils ne font rien d’extraordinaire, que de l’ordinaire si ordinaire qu’on ne le remarque pas plus qu’on ne les remarque, eux.
( Sauf quelques uns, parfois, qui se servent d’eux pour parler en leur nom, crier :  » regardez-les donc les pauvres, regardez les un peu pour voir !  » )
Alors oui, un petit moment, on les regarde un peu mieux, et si, par hasard, celui qui a parlé d’eux prend le pouvoir, on se dit : – Ah ! Tant mieux, tiens ! On va faire plus attention à eux !  »
Mais le plus souvent, ça ne dure pas, une sorte de fumée tombe vite sur eux, peut-être l’envers de l’écran gris de la télé, je ne sais pas, mais fatalement, ces héros-là disparaissent rapidement des écrans.
Ils sont des héros trop ordinaires, qui accomplissent des exploits pas assez flamboyants, qui ne font pas vraiment rêver : comme les mamans qui n’ont que deux bras, une tête et un cœur pour faire des miracles et qui se débrouillent avec ça et miraculeusement, les accomplissent.

Peut-être, Arthur, Oscar, Ambre, et tous les autres, ferez-vous de belles et grandes choses, plus tard, quand vous serez grands. Peut-être deviendrez-vous un de ces héros qui font rêver, pourquoi pas, puisqu’il y en a …
Et vous aurez de quoi être fiers, et heureux, et nous avec vous.
Mais alors, n’oubliez pas, jamais, tous les autres, qu’on ne voit pas, ou seulement, comme aujourd’hui, quand le feu est partout et que la plus petite goutte d’eau compte, pour l’éteindre, vous savez, celle du colibri qui la porte dans son bec pour faire sa part.

Heureusement, nous n’attendons pas après ce vrai grand héros surhumain qui pigera en un clin d’œil dans quel pétrin les Terriens se sont mis, et comment, grâce à ses vertus héroïques, ses pouvoirs magiques défiant toutes les lois communes, les doigts dans le nez sans même les avoir désinfectés, Il nous sortira de là !
Et nous ne L’attendons pas parce que nous avons nos héros invisibles ( de la République!)
Et ils sont nombreux ( quoique jamais assez)
Et ils ont la puissance des faibles, c’est à dire qui compte surtout sur les autres faibles pour les aider.
Cette puissance, alors est extraordinaire, quasiment sans limite.
Pourquoi ?
Parce qu’elle vient de très très loin.
Comme les histoires.
Du fin fond de l’univers où tout à commencé tout petit, et faiblement.
Elle vient de très profond, cette force des faiblesses qui s’unissent, telle une eau directement jaillie de la roche première.

Et vous pouvez déjà, maintenant, vous servir de cette force-là, les enfants.
Elle est en vous depuis le tout début de votre vie. En germe, en graine. C’est sans doute elle qui vous a permis de naître. Le germe du héros invisible. La graine du héros colibri qui  malgré le danger, y mettant toutes ses forces,  avec la joie de pouvoir faire quelque chose, lui aussi, sans doute, transporte dans son bec minuscule, la goute d’eau qui sera sa part de lutte contre le malheur.

Les enfants, vous êtes nos colibris d’aujourd’hui.

Aidez-nous donc, à votre façon, allez chercher la goutte d’eau au fond du puits où, de toute éternité, puisent les faibles pour devenir des héros. Et déposez-la à côté des nôtres.
Avec sérieux, avec gaieté, comme vous voulez.

C’est tous ensemble que nous éteindrons ce mauvais feu qui n’est pas né pour nous réchauffer mais pour nous détruire, ce mauvais feu qu’aucun démon n’a malencontreusement allumé, (juste, peut-être, dit-on, une malheureuse petite chauve-souris qui ne venait même pas de Transylvanie comme tout vampire qui se respecte, c’est dire !)

Elle ne l’a pas fait exprès ! Enfin, c’est ce qu’elle dit…  Comme un enfant… qui aurait fichu le feu à la maison et de là au quartier et jusqu’à la forêt, tout ça parce qu’on avait laissé traîner le briquet…

Ecrit pour les plus jeunes, ( et en toute humilité) en écho à la  » lettre d’intérieur » d’Annie Ernaux offerte à France Inter aujourd’hui 30 mars 2020.
https://www.franceinter.fr/emissions/lettres-d-interieur/lettres-d-interieur-30-mars-2020

et avec un clin d’œil affectueux à Salomé Berlioux pour  » Les invisibles de la république » à Jo Witek pour  » Y’a pas de héros dans ma famille. »
Et je salue bien consoeurellement notre Susie Morgenstern qui s’adressait également à ses petits enfants dans, elle aussi,  sa  » lettre d’intérieur  » de ce matin.
Et par la même occasion, toutes les grands-mères qui attendent, chaque jour, de voir apparaître sur leur tout petit écran, leurs colibris qui leur sourient et leur demandent, un peu inquiets tout de même : – ça va bien mamie ?