CESAIRE LE VEAU VERT
Jo Hoestlandt
Chapitre 1
Où l’on assiste à la naissance du petit veau vert.
Quand il est tombé dans la paille, aux pieds d’un fermier de Witebsk, en Russie, celui-ci n’en a pas cru ses yeux :
-Hé ! a -t-il crié. Hé, tous, venez voir !
Tous ont accouru.
Et ce qu’ils ont vu, les a complètement stupéfaits.
-Un veau vert !
En effet, le petit veau venant de sortir du ventre de la vieille Kalouga qui n’en était pas à son premier veau, loin de là, était bien un petit veau vert, complètement vert.
-C’est une plaisanterie ! s’est exclamé le fermier.
-Ca n’en a pas l’air ! a soupiré la fermière.
La pauvre Kalouga, quoique un peu perturbée, regardait avec amour son dernier né.
– Comment a t-elle bien pu nous faire un veau vert ? rageait le fermier. Jamais personne n’en voudra ! Et surtout pas le boucher qui ne vendra jamais une viande de cette couleur là !
-C’est dommage, vraiment, renchérit la fermière, parce qu’il est bien gras !
La vache Kalouga fut bien contente, alors, d’avoir enfin un bel enfant dont le boucher ne voudrait pas, car elle avait déjà perdu beaucoup de petits veaux tout beaux, dans la gorge desquels le boucher avait plongé son grand couteau.
Le fermier et la fermière sont retournés se coucher, et ont laissé Kalouga se débrouiller avec son veau vert nouveau né.
-Je vais t’appeler Césaire, a dit la bonne mère.
Et elle a commencé de lui embrasser tendrement le museau, et de le lécher : doucement d’abord, parce qu’elle avait peur, en le léchant, que le vert fiche le camp et qu’elle se retrouve avec un petit veau blanc, charmant, que le boucher aimerait énormément ! Mais comme le vert avait l’air de tenir bien, elle l’a léché ensuite plus vigoureusement, et, sous la langue forte et râpeuse de sa maman, le petit Césaire s’est endormi doucement.
chapitre 2
Où l’on voit bien que quoique vert, ce veau est un veau !
Mais le lendemain, quand les autres ont vu ce veau vert, les plaisanteries ont fusé.
-Tu l’as eu avec une grenouille ? s’est exclamée Saratova, l’autre vache plus vache que vache.
-Ne le mets pas dans l’herbe, on pourrait marcher dessus sans s’en apercevoir ! a henni Tambov, le cheval.
-Et s’il passe au rouge, on pourra traverser ? a plaisanté Minsk, le chien.
– C’est un poète qui te l’a mis en vers ? a demandé Riga, la chatte en se léchant la patte. Elle a ajouté : – Fais attention, il a déjà l’air pervers…
Le pauvre petit veau, en entendant tout cela, s’est mis à pleurer très fort. Cela a rassuré sa mère :
-Allons, a-t-elle pensé, malgré sa couleur, ce petit veau pleure comme un veau, ce n’est donc pas un petit veau si extraordinaire…
Et elle l’a mis à téter, contre le flanc de sa maman, immédiatement, il s’est calmé.
-j’ai dû manger trop d’herbe pendant que je l’attendais, voilà tout ! a dit Kalouga pour faire taire les autres animaux.
Et ils se sont tus en effet, car comment savoir, au fond, pourquoi ce petit veau était vert ? Les animaux, mieux que les gens, savent laisser au mystère tout son mystère.
-Qui sait, en grandissant, il sera peut-être moins vert ! a dit la jument gentiment. Les enfants sont si étonnants !
Césaire grandit, mais il ne pâlit pas. Vert il était, vert il resta. Il grandit comme n’importe quel petit veau et sa maman en était fière, comme n’importe quelle mère.
De temps en temps, pourtant, il demandait à sa maman :
-Pourquoi je ne suis pas comme les autres, moi ? Suis-je venu d’une autre planète que la Terre ?
Kalouga balançait sa queue et répondait que les petits veaux n’avaient pas à se poser ces questions là, qu’il allait attraper mal à la tête et qu’il ferait mieux de brouter tranquillement.
L’herbe était douce et tendre, savoureuse. Chauffée au soleil, son odeur, forte, l’étourdissait, lui tournait la tête. Trempée de rosée, elle lui fondait dans la bouche, sur la langue.
Chapitre 3
Où l’on se demande bien ce que ce petit veau va devenir !
Mais arriva un moment, où ce petit veau devint fort turbulent, un peu insolent, l’âge où, qu’on soit un enfant ou un veau, blanc ou vert, vert ou blanc, il est temps de faire des projets d’avenir sans sa maman.
-Que vas- tu devenir, mon petit ? s’inquiétait la bonne Kalouga.
Il ne le savait pas. Mais il espérait, puisqu’il était, pour un veau, d’une couleur extraordinaire, avoir un destin hors du commun.
-Tu pourrais devenir a-veau-cat ! se moquait la chatte, Riga.
– Ou Veau-leur de grand chemin ! plaisantait Minsk le chien.
– Non ! Boxer sur un ring et mettre KO tous tes ri-veaux ! pouffait l’oie Kalinka.
– Moi je te vois bien devenir le fa-veau-ri d’une reine, ou d’un roi …rêvait sa tendre maman.
Mais rien de tout cela ne tentait vraiment Césaire qui rêvait d’un destin encore plus extraordinaire.
Un jour est arrivée toute une troupe qui criait et qui avait des piques et au bout de leurs piques des têtes. Ils étaient très impressionnants.
-Oh ! Un ré – veau-lutionnaire ! se sont-ils exclamés en voyant Césaire. Viens avec nous !
-Je ne vois pas pourquoi ! a répondu Césaire qui n’aimait ni le bruit, ni la guerre.
– Allez, viens avec nous, on va construire un monde nouveau ! braillaient les braillards.
Le petit veau hésita. Et comme les vrais révolutionnaires n’hésitent pas, ils s’éloignèrent, braillant toujours plus fort pour faire croire qu’ils étaient les plus forts, et ils le laissèrent là.
-Et si tu rencontrais le diable ? lui suggéra enfin Pouchkine, le chat noir, qui avait entendu par son grand-père, chat de sorcière, tout plein d’histoires bizarres sur ce personnage-là.
-Le diable ? s’étonna Césaire. Le Rouge et noir Cornu Pointu Fourchu ?
– En personne ! dit le chat.
chapitre 4
Où Césaire rencontre le diable
-J’ai entendu une fois, ma grand-mère, parler du diable au veau vert…Peut-être s’agissait-il d’un parent à toi…poursuivit le chat Pouchkine à voix basse pour que la vache ne l’entende pas. Lui pourra peut-être répondre à tes questions, t’apporter ce que tu cherches…
-Comment faire pour rencontrer un diable ? a demandé Césaire au chat Pouchkine dès que sa maman a eu le dos tourné.
-Facile ! a répondu le chat. Là où il y a des pauvres, le diable rit ! Il suffit alors de le tirer par la queue et aussitôt, il arrive !
Il ne manquait pas de gens pauvres dans ce village, de sorte que sitôt dit, sitôt fait.
-Quel est le vaurien qui m’a tiré par la queue ? a demandé le diable à Césaire en arrivant.Il puait l’oignon et roulait des yeux furieux.
– Heu, je crois que c’est moi, monsieur, le veau-rien… a fait Césaire, impressionné.
– Es-tu vert à l’endroit comme à l’envers, été comme hiver ? a sussuré le diable, curieux, en le voyant.
-Aïe, oui, je crois ! a grommelé le petit veau vert. Mais aïe ! Lâchez-moi, s’il vous plaît, monsieur !
Car, pour le voir d’un côté et de l’autre, le diable à son tour, malmenait Césaire en le tirant par la queue.
-Tu pourrais peut-être faire mon affaire… fît-il, pensif. Mais avant que je ne t’emporte avec moi, il faut que je sache si tu es un vrai veau-rien ! Je vais te poser quelques questions et voir si tu connais tes leçons de diablerie ! Tu es prêt ?
Césaire n’était plus très sûr d’avoir envie d’écouter le diable qui puait maintenant très fortement le camembert pourri.
– Non ! Il n’a rien à voir avec vous ! a proclamé sa maman tout essoufflée, prévenue par la poule aux oeufs d’or et qui arrivait juste à temps pour le sauver des griffes fourchues.
– Césaire est un jeune veau doux, très gentil ! Il n’est pas prêt du tout à vous suivre dans toutes vos diableries !.
-Arrghh! A ronchonné le diable, je m’en doutais ! Le veau doux, ce n’est pas pour moi, pas du tout !
Et il a disparu comme il était venu.
-N’appelle plus jamais le diable ! tu m’entends ? a dit furieusement la maman de Césaire. Et pour la première fois, elle a tiré les oreilles de son petit veau si fortement, qu’un instant, il en est devenu tout rouge, et l’instant d’après, tout blanc.
– Oui maman… a-t-il pleuré.
Devant ses larmes, sa maman s’est calmée, l’a lâché.
– Rien ne vient jamais du diable, Césaire ! lui a-t-elle dit plus calmement. Il n’a rien à nous donner, rien à nous apprendre, rien du tout. Le Bien et le Mal, tout est déjà en chacun de nous ! Au choix ! Tu as compris la leçon?
– Oui maman… a reniflé le petit veau. Il n’avait rien compris du tout mais bon, les leçons, la queue et les oreilles tirées, ça suffisait pour aujourd’hui, non ?
chapitre 5
Où l’on voit un homme venir le chercher…
Césaire ne savait toujours pas quoi faire, il se demandait toujours pourquoi il était veau ET vert, et comment faire pour avoir une vie extraordinaire.
Il ne faisait que paître toute la journée dans son pré, s’endormait dans l’étable, ronflant sur le fumier, et pour un veau, c’était là une existence bien ordinaire. Il se sentait souvent un peu découragé, très seul… Mais dans ses rêves jaillissaient chaque nuit une multitude de couleurs comme aucun veau n’en rêve jamais, dans lesquelles il plongeait la tête avec bonheur et qui avaient pour lui les mille parfums des fleurs.
Chaque matin, au réveil, les couleurs et leur parfum s’éloignaient de lui, le laissant comme abandonné.
Jusqu’à ce jour-là, où passa un homme devant le pré. Un homme au visage doux, qui portait une mallette de peintre et que suivait un âne bleu comme personne n’en avait jamais vu. L’âne bleu ne touchait pas terre et volait un peu.
L’homme au doux visage s’arrêta devant Césaire qui broutait.
-Ah ! Te voilà enfin ! dit Chagall- car cet homme s’appelait ainsi et venait aussi de Russie là où la neige s’étend l’hiver à l’infini. Depuis le temps que je te cherche, mon ami !…Allez viens, maintenant.
-Et pourquoi je te suivrais ? a demandé Césaire rendu méfiant par les rencontres précédentes. Pourquoi as-tu besoin d’un veau comme moi, vert comme il n’en existe pas ?
– Parce que je t’ai rêvé ! dit le peintre, et que nos rêves, une fois rêvés, ne peuvent plus nous quitter…Parce que sans toi, mon travail serait inachevé… Regarde !
Et il ouvrit sa mallette où reposaient couchés côte à côte comme de minuscules bébés tout emmaillotés, une trentaine de petits tubes colorés. Et le peintre, en souriant dans sa barbe, ajouta : – Ce que j’ai à peindre, petit veau, surprendra le monde entier, mais pour cela, j’ai besoin de toi ! Alors viens ! Je t’emmène dans mon pays blanc là où les ânes sont bleus et où les veaux verts volent comme des oiseaux de paradis. Fais -moi confiance, je suis un ami… nous avons besoin l’un de l’autre. Sans toi, je ne serai jamais vraiment moi, et sans moi, tu ne seras jamais vraiment toi.
Et il a fait un pas, deux pas, trois pas, en ne se retournant pas. Il savait que Césaire, le veau vert, comme Jussieu l’âne bleu, le suivrait pas à pas. Car tel était leur destin à tous les trois. En quelque sorte, ni l’un ni les autres n’avaient le choix.
Le fermier et la fermière ont couru après Chagall, ils lui ont demandé quelques sous pour emmener Césaire, mais pas trop, parce qu’au fond, ils étaient bien contents de s’en débarrasser.
Seule sa maman a pleuré en le voyant s’éloigner. La jument, qui avait vu partir son poulain au mois de juin, l’a consolée. Elle lui a dit :
– C’est la vie, ma belle ! Il faut bien que partent les enfants ! Un jour ils sont là, un autre ils n’y sont plus. Tu as fait comme lui, rappelle-toi. Il doit trouver un endroit où il vivra heureux, se faire de nouveaux amis, rencontrer l’amour de sa vie… Il faut que tu en sois heureuse !
– Je le sais bien! a soupiré la maman de Césaire, mais c’est dur de voir partir son petit… c’est un bonheur qui vous brise le cœur…
Elle voyait s’éloigner Césaire, il n’était déjà plus qu’un trait vert sur le chemin, et bientôt il ne serait plus qu’un petit pois à l’horizon, si loin, si loin…
chapitre 6
Où l’on considère que Césaire a fait un voyage extraordinaire
Ils ont voyagé un bon moment, Chagall, Césaire et Jussieu l’âne bleu. Et ils ont vu mille choses extraordinaires : des villages bleus, d’autres rouges en feu, un violoniste perché sur un toit, un mariée qui s’envole, un soleil poursuivi par une chèvre, une rivière-serpent, une tour Eiffel toute molle qui se gondole…
Ils ont marché lentement, pour tout voir, tout entendre : la musique du violon, les crépitements du feu, le bourdonnement des prières et la mélodie des chants, les rouges mots d’amour des mariés blancs, les berceuses de la rivière, le fou rire de la tour Eiffel…
Et puis à un moment, Chagall a dit qu’ils étaient arrivés. Et là, il n’y avait plus rien. Plus rien que du blanc, devant eux. Comme un grand champ où la neige était partout. Chagall a dit : – « Sur cette toile-là, si blanche, nous allons pouvoir créer un nouveau monde, magique, étonnant, fabuleux ! Un monde de rêve où tous les habitants pourront enfin demeurer pour toujours !
Et sur l’étendue de cette neige, jusqu’à son horizon, il a peint toutes les couleurs, selon son cœur. Chacune, à sa place, s’est mise à chanter sa chanson.
Jussieu, l’âne bleu, a senti le ciel de tous les côtés, et qu’il pouvait voler en toute liberté, comme le rêvent tous les ânes, mais on ne le sait pas assez.
Puis Chagall a dit à Césaire :
– A ton tour ! Glisse- toi, toi aussi dans mes couleurs, car voilà ton vrai pays !
Césaire a hésité, comme on hésite quand tout à coup la vie se met à ressembler à notre rêve le plus fou.
-Va ! lui a encore chuchoté Chagall, tu vois ! Toutes les bêtes je les ai faites multicolores, comme toi ! Il y a là place pour le vert, le bleu, le rouge, le jaune… Mets- toi où tu voudras, là où tu te sentiras le coeur si léger que tu pourras t’envoler, toi aussi, sans plus jamais retomber ! Va ! lui a-t-il redit. Là où tu seras heureux !
Une jeune vache rouge, venue d’on ne savait où, a surgi sur la toile, belle comme l’amour et le feu.
Alors Césaire s’est senti poussé, soulevé, comme par une langue invisible et très aimante, qui ressemblait à la langue de sa mère, et l’arrachait doucement du sol, le portait. Tout tremblant, le poil humide comme au premier jour de sa vie, sous le pinceau du peintre le veau est né une deuxième fois.
Tous les jours qui ont suivi ont été aussi des beaux jours, tout aussi extraordinaires. Car des gens de toutes les couleurs, du monde entier, sont venu voir le tableau et tous disaient, surpris : – Un âne bleu, une vache rouge, un petit veau vert, et qui volent dans la lumière, et chantent comme des anges ? C’est étonnant, extraordinaire, vraiment !
-Et pourquoi, a demandé une petite fille à sa maman, pourquoi tous les veaux, tous les ânes, ne sont pas bleus, ou verts comme ceux-là ? Et pourquoi nous on n’est ni vert ni bleu si on est plus légers, plus heureux en vert et en bleu ? Pourquoi ?
Et tous, à l’entendre, tellement étonnés, se demandaient pourquoi aussi, et ouvraient grand la bouche en O, comme les enfants – ou les petits veaux – quand il neige tellement et que les flocons tout blancs viennent fondre sur la langue, doucement.