Il y a, parmi les propositions d’écriture qui me sont faites pour la tenue de mon site, ce titre-là :
EVENEMENTS A VENIR
qui ne lasse pas de me rendre vaguement perplexe, voir honteuse.
Car j’ai peu souvent de quoi l’alimenter, ne programmant que le strict minimum : rendez-vous médicaux ou professionnels avec mes éditeurs, ou avec les enseignants souhaitant ma visite, achat de billet de train.
La plupart du temps, les évènements, comme leur étymologie l’indique d’ailleurs, se contentent d’advenir, d’arriver, heureux ou malheureux.
Au début – début de quoi ?-êtes-vous en droit de me demander : eh bien au début de son usage disons – un « évènement » était ce qui arrivait à la fin, le résultat plus ou moins logique de ce qui s’était passé avant.
C’est à dire : il se passait un tas de trucs, plus ou moins probables et alors à la fin, bing ! l’évènement : du style : Ah ! Voilà donc où tout ça nous a menés !
Un constat, quoi.
Au théâtre, ça sentait le roussi, la fin de la pièce, ou au moins, la fin d’un acte d’où, peut-être, sortiraient d’autres épisodes menant à d’autres « évènements » plus cléments avec les protagonistes. C’était LE COUP DE THEATRE, en gros.
Puis c’est devenu autre chose, et c’est plutôt ainsi qu’on l’entend aujourd’hui : un évènement, c’est un truc exceptionnel, une chance qui vous tombe dessus, ou au contraire, un contretemps qui fiche par terre ce que vous comptiez faire. Le hasard en direct ; ça tient du destin qui se mêle soudain de votre emploi du temps pour le meilleur ou pour le pire.
Le risque, c’est qu’alors, par manque de visibilité et de prévision, justement, on soit « dépassé par les évènements », (comme nos gouvernants ?)
Comme je suis facilement et de plus en plus dépassée par plein de trucs, je me méfie d’un possible surdosage d’évènements…
Ici, sur mon site, cette notation : Evènements à venir, c’est plutôt une simple incitation à donner un éphéméride, mon agenda, ce à quoi vous pouvez vous attendre de ma part : quels évènements ai-je donc prévu que vous pourrez noter ?
A part, je veux dire, mes rendez-vous chez le dentiste, le médecin, voire, à mon âge, le notaire et les pompes funèbres, petits évènements qui ne regardent que moi.
Je réfléchis, mais je ne vois guère…
Je suis une femme assez imprévisible peut-être…
Pourtant, ce n’est pas mauvaise volonté de ma part ; j’aimerais bien pouvoir vous annoncer de grands, de beaux évènements qui feraient date et impression sur mon fidèle public.
Un évènement qu’on qualifierait plus tard d’HISTORIQUE !
qui rendrait fiers mes descendants, mes voisins, et mes fidèles lecteurs.
Mais, même avec une lunette astronomique, voire un drone si je veux me montrer à la page, franchement, je n’en vois pas le moindre bout d’un seul.
Je ne dis pas qu’il n’y en aura pas ! Je dis seulement que, comme d’habitude, je n’aurai rien vu arriver.
Je n’en aurai pas été actrice, seulement spectatrice ébahie :
– Oh bah ça alors ! dirai-je, on m’attribue le Nobel de la longévité en littérature-jeunesse ! Quel évènement, les enfants !
– Oh bah ça alors ! On reconnaît que, comme je le souhaite depuis si longtemps, le beau nom d’ « écrivain » peut être attribué aux auteurs-jeunesse ! Sans condescendance ! Sans qu’on sous-entende qu’il y a peut-être là, tout de même, une certaine usurpation de titre…
Quel bel évènement… si ça se confirme !
A part ça, évènements à venir, et dignes de vous être signalés, franchement, je ne vois pas quoi écrire.
Par contre évènement advenu, là, je peux vous dire !
J’ai eu 75 ans ce week-end, ce qui était prévisible ! Et malgré la pluie, je considère cela comme un bel évènement :
D’abord, parce qu’arriver jusque là quasiment entière, entre les cancers, les virus, les trottinettes, les feuilles mortes qui glissent, le gluten, les pollen, et tous les malheureux évènements de la vie, les montagnes russes du coeur, c’est un record !
Ensuite parce que j’ai passé ce jour en l’excellente compagnie d’amies perdues de vue qui se sont souvenues de moi et sont venues, toutes aussi cabossées, m’apporter sourire, poulet rôti, livres, bougies, musique et soutien.
Plus, évènement improbable : je vois apparaitre, tel un mirage sous la pluie, un vieux copain de galères scolaires, qui écrit aussi pour les enfants, prévenu par le journal local que je vais signer mes livres pas très loin de chez lui ! Il débarque à mon stand avec son épouse, entre fromages et miels locaux, malgré la météo, sous la pluie battante, ne craignant ni la boue sur ses godasses, ni de me faire admirer ses nouvelles rides toutes neuves et les photos sur l’écran de ses tout mignons petits enfants ! Evènement imprévu et heureux, là encore, que j’aurais eu bien du mal à vous annoncer !
Dernier évènement : le premier cadeau, acheté, payé, par mon petit-fils, une gracieuse fleur de porcelaine au bout d’une tige de fer, fragile, et qu’il m’offre les yeux tout brillants du plaisir de me faire cette surprise-là, de grand, et tout de suite après, ses embrassades, comme quand il était petit, parce qu’il sait que c’est plus que tout ce que j’attends.
Un choc passé-présent pour me dire que, comme disait l’autre, tout change mais rien ne change puisque l’essentiel demeure invisible pour les yeux.
La fleur est sur mon bureau, le collier avec les prénoms gravés de ceux que j’aime autour de mon cou, le petit porte-monnaie recustomisé à mes initiales, le coeur en papier avec rien écrit derrière puisque c’est moi l’écrivain ! la pile de livres choisis pour moi, les petites perles colorées et l’oiseau d’or ( l’oiseau dort ? )puisque mon prochain livre sort sous le titre » Un oiseau dans la classe »… tout cela pour que cet évènement-là, prévu, de mon anniversaire, soit plein d’imprévus, comme je les aime.
Alors voilà : évènements à venir : que dalle à vous annoncer, et c’est tant mieux :
parce que je préfère ce qui advient, par hasard, par surprise !
Et vous en raconter ensuite quelques petits bouts, des presqu’instantanés d’évènements, si vous n’étiez pas là, pour que vous n’ayez pas tout raté.
Ou bien les disséminer, incognito, dans mes histoires, et pour vous, pour moi, pour nous tous, les transformer, les faire durer, les multiplier, les éterniser.
EFFACER L’ARDOISE
Je viens de m’acquitter d’une petite dette envers la si ingénieuse amie à qui je dois la création de mon site et à qui, du coup, je ne sais pas bien pourquoi, le gestionnaire du site adresse parfois ses comptes !
Et contente de l’avoir fait illico presto, je me suis exclamée in petto ! Ardoise effacée !
Et je me suis arrêtée sur ces mots. Car cela faisait belle lurette que je ne les avais ni vus, ni lus, ni employés nulle part, ces mots si souvent entendus autrefois. Appartenaient-ils à un autre monde, dépassé ? N’y a-t-il plus d’ardoise, plus rien que des écrans d’où rien ne disparaît tout à fait même quand on le croit, où rien ne s’efface vraiment ?
J’aimais beaucoup, enfant, effacer la grande ardoise du tableau – non avec l’éponge sèche employée maintenant,( et encore de moins en moins avec l’arrivée des tableaux électroniques !) mais avec l’éponge trempée, bien essorée, qu’il fallait passer horizontalement, de haut en bas, sur la surface noire ou verte, et bien régulièrement, soigneusement, pour ne pas laisser de vagues traces blanchâtres un peu dégueu. Mes petites camarades de classe adoraient aussi effacer le tableau, on s’en disputait le privilège – et certaines maitresses instituaient donc un tour pour ça, d’autres s’en servaient comme d’une carotte, une récompense.
Le tableau effacé, c’était la journée terminée, et tout ce qui avait été difficile, moche, nul, effacé aussi. Demain pouvait arriver et serait un autre jour, promesse de bonheur possible et toujours renouvelé.
C’était très chouette aussi d’effacer notre petite ardoise personnelle, qui ressemblait pas mal, finalement, aux tablettes de maintenant mais dont le prix, dérisoire, n’avait évidemment rien à voir ! On l’effaçait avec une jolie petite éponge ronde, en mousse très douce, blanche, bleue ou rose qu’on gardait dans la petite boite adéquate, bien humide. Sur l’ardoise, on écrivait le chiffre demandé en réponse à l’opération proposée. Ou le verbe conjugué à la personne et au temps requis. Toutes les ardoises levées, la maîtresse jugeait d’un regard qui balayait toutes les ardoises, et donnait la réponse ; celles qui avaient faux se dépêchaient d’effacer leur erreur – un coup d’éponge et hop là, ouf, disparu, ça ne se voyait plus !
Alors que sur le cahier, la gomme ne parvenait pas au même effet, loin de là ! Elle salopait la ligne, voire davantage, pouvait même, si on était maladroit, ou si c’était jour de malchance, faire un trou dans la page ! Et l’erreur effacée continuait alors de se voir tout autant que le bouton de la varicelle passée !
« Effacer l’ardoise, » je l’entendais souvent aussi au bar-restaurant tenu par mes parents : certains clients avaient » une ardoise longue comme le bras » ! soupirait papa qui avait rarement le coeur d’en exiger le paiement ou de virer le mauvais payeur… Mais quand, en fin de semaine, de mois, ou grâce à un bon choix du canasson aux courses du dimanche, le client, tout content de s’acquitter, s’exclamait : « – Effacez l’ardoise ! » en sortant les billets, c’était fête ! Et tout le monde buvait un coup pour remercier le patron, le canasson et la vie en général qui n’est pas si mal quand elle finit par vous donner ce qu’elle vous doit !
Alors je me dis que, peut-être, ce ne serait pas idiot de dépoussiérer l’expression et de la ressortir aujourd’hui. A entendre les uns et les autres, à m’entendre moi-même, rouspéter, râler, regretter, me chagriner, mal calculer et m’en mordre les doigts, croire que et puis non c’était pas ça, être déçue et décevoir, critiquer, ressasser… oui, peut-être qu’il serait bon, qu’un jour par semaine, par mois ou par an, on arrête de brandir nos ardoises pleines de chiures et qu’on les efface, d’un joli, d’un gracieux coup d’éponge !
Disparus les dettes en tout genre, les mauvais procès, la mauvaise réponse à la bonne question, ou le contraire qui revient au même, la justification bidon, l’addition des soustractions, la multiplication des divisions, la dette éternelle !
Et sur l’ardoise brillante, comme neuve, comme au premier jour de CP mais en un peu mieux préparés, on recommence, on reprend, leçon reçue, leçon comprise, sans erreur ! …ou presque, car parfois l’erreur est si drôle, si jolie…
Du moins y écrirait -on sa vie et son oeuvre sans peur de se tromper puisqu’on pourrait effacer.
La chandelle
Qui connaît encore ce jeu de La Chandelle ? ( Quel joli nom, ce doux féminin, et comme il sonne bien !)
Le jeu consiste en une ronde assise où chacun regarde vers le centre tandis qu’un promeneur, une promeneuse, fait le tour extérieur un mouchoir à la main, le déposant derrière la personne de son choix. Celle-ci doit s’en apercevoir très vite, avant que, n’ayant refait un tour, le promeneur soit de retour derrière elle. Si elle s’en aperçoit, elle lui court après, doit le rattraper avant qu’il ne prenne sa place dans le cercle, sinon, elle devient » La chandelle » prisonnière, se met au centre du cercle, doit attendre la prochaine captive qui la délivrera.
Dans le jeu, être la chandelle est vécu comme un échec. On n’a pas été assez rapide, assez vigilant, on a perdu. Et comme on doit aller se mettre au centre du cercle, notre échec est exposé à tous les regards. Seul l’échec d’un autre nous délivrera. Ou qu’on ait pitié de nous, qu’on nous jette, à nouveau, le fabuleux mouchoir, vital !
Pourquoi ce jeu s’appelle -t-il ainsi ?
On comprend l’expression » le jeu en vaut-il la chandelle ? » Une chandelle coûtait cher, brûlait toujours trop vite, on n’allait sûrement pas l’user pour des clopinettes !
Mais comment cette expression a-t-elle abouti à ce jeu-là, sous cette forme – là ? ça, je ne sais pas.
Est-ce parce que la chandelle brûle et se consume, toute seule, inutile, au milieu ?
En tout cas, il y a peu, j’ai rêvé de ce jeu.
J’attendais le mouchoir. Pour courir tout autour du cercle, et choisir de le déposer ici ou là, derrière celui-ci ou celui-là. J’avais les jambes impatientes, je souriais, prête.
Mais personne ne me choisissait jamais.
Comme si j’étais invisible. Ou chandelle définitive, quoiqu’excentrée. Chandelle éteinte en somme.
Je continuais de sourire, que personne ne s’en aperçoive surtout….
Ce rêve, je vois d’où il vient. A un ami qui, à cause de ce sale virus, a tragiquement perdu sa mère et son frère cadet, j’ai écrit le désarroi à réaliser comme la vie brûle si vite… » comme une chandelle », ajoutant : » espérons seulement que nous aurons parfois un peu éclairé… »
Cette image s’est fixée en moi, m’a habitée depuis, je l’ai sentie vraie…
Si l’on cessait, alors, d’avoir d’autres projets que celui-là : éclairer un peu…
C’est infiniment modeste et en même temps, infiniment difficile…
Une vie pas si mal réussie serait alors celle qui a fait naître quelques étoiles dans les yeux où l’espérance n’était plus, quelques vrais sourires sur des visages perdus, qui a chassé parfois le voile d’ombre d’un regard fatigué, attristé, ou le nuage posé sur un coeur trop lourd.
Une vie qui, au milieu des orages, a négligé ce gros balourd de tonnerre et s’est plutôt saisi de l’éclair…
Comme répondant miraculeusement à ces pensées et à ce voeu, quelques courriers me sont justement parvenus !
D’enfants, m’écrivant comme ils avaient aimé telle histoire, qui les avait fait rire, oublier » le confinement et le virus ! «
Qui les portait à vouloir faire « écrivain » comme moi !
D’adultes, que j’avais un peu connus quand ils étaient enfants, souhaitant se rappeler à moi, me remercier de tout coeur pour ce qui leur avait été alors donné, partagé, qui les avait émus, cette petite flamme qu’ils voulaient transmettre maintenant à leurs enfants dont ils m’envoyaient les photos ; l’un de mes livres anciens – ou récent- était entre ces petites mains, leur jeune visage semblait merveilleusement absorbé par l’histoire – même si l’honnêteté m’oblige à dire que l’éclairage venait plutôt de la jolie lampe posée tout à côté, ou du soleil printanier qui s’était joyeusement invité !
Et même, un livre, LE LIVRE ! d’une ancienne petite fille rencontrée au milieu de la campagne, dont le regard autrefois étincela de mille diamants à ma venue qu’elle désirait tellement, qui poursuivit cette rencontre par quelques années d’échange de courriers, disparut de ma vie pour traverser ses propres forêts, crocheter la sorcière, apprivoiser les monstres et devenir cette femme -là, ardente et vive, qui a fourbi ses mots comme de douces armes.
La vie, oui, brûle très vite, comme une chandelle.
Mais nous avons cette chance magnifique, nous, artistes des images et des mots, de pouvoir quelquefois, si les enfants nous choisissent, transformer cette chandelle en flambeau.
Et quelquefois, éclairer.
Et ces courriers me rassurent.
Chandelle, j’ai été souvent choisie.
Et je pourrai continuer à courir tant que le souffle du vent, miséricordieux, me fera seulement vaciller.
la touche Escape
Toujours, la touche » escape » m’a fascinée.
Car c’est une tentation que j’ai toujours eu, depuis, » la plus tendre enfance » comme on dit de toutes les enfances, même de celles qui n’ont pas été très tendres.
La mienne, si, plutôt. Je me sentais aimée. pas toujours à la hauteur de mes espérances, mais enfin, globalement, je ne pouvais décemment pas me plaindre. D’ailleurs les plaintes, à l’époque, nous étaient rigoureusement interdites ; au motif que, génération du baby boom, on n’avait pas connu la guerre et qu’on n’avait donc et pour la vie, aucun motif de se sentir d’une autre humeur que reconnaissante et heureuse. Je constate d’ailleurs avec fatalisme que cette étiquette d’heureux enfants du babyboom nous suivra jusqu’à la mort, sans qu’on se demande jamais si cette injonction même au bonheur forcé ne fut pas, à certains, très pesante, ne poussa pas la plupart, ad vitam aeternam, à faire semblant de l’être pour ne pas décevoir…
Car malgré tout, du plus loin que je me souvienne, moi, en tout cas, je vivais dans une grande inquiétude, convaincue de percevoir précipices et abîmes, gouffres et volcans, blessures, là où les autres ne distinguaient rien, ou seulement une petite fente dans la terre ou le bitume, une taupinière, une vague éraflure, un trait dans le ciel laissé par un avion qui passe.
L’arbre ne me cachait ni la forêt ni le loup qui s’y trouvait, si l’avion traçait une ligne, qui allait écrire quelque chose dessus, et quoi? Et le nuage était visiblement un morceau d’ouate pour cacher une entaille du ciel d’où pouvait dégringoler n’importe quoi, de nuit comme de jour, car qui savait ce que le bleu et la nuit dissimulaient au fond…
Pas une seule journée, je crois, où je n’ai eu l’impression que marcher au bord du trottoir me condamnait à côtoyer la mort au moindre faux pas. Et voir les autres jouer, joyeusement, au bord des gouffres, comme si de rien n’était, loin de me rassurer, m’angoissait terriblement. Car, soit ils l’ignoraient – mais comment faisaient-ils alors que cela crevait les yeux – soit ils le savaient aussi bien que moi, mais s’en fichaient royalement, ou même, mille fois plus courageux que moi, s’en amusaient.
Le fait était – est toujours- que la plupart du temps, et à mon grand désarroi, il ne se passait rien de plus grave pour eux que pour moi. C’est ainsi que je crus longtemps que cela ne pouvait être que la preuve de Dieu, ou du moins, de l’efficacité de ses sentinelles et gardes des corps, les protecteurs anges gardiens.
Mais, je pensais aussi, que, puisqu’Ils étaient au courant de tout, Ils savaient bien que, les gouffres, les précipices, tous les malheurs qui pouvaient à chaque instant nous tomber dessus, moi, je les voyais. Et je les soupçonnais donc de faire bien moins attention à moi qu’aux autres, puisque je faisais déjà gaffe toute seule. Or, évidemment, je doutais d’être toujours capable d’éviter le pire, à moi et à ceux qui m’entouraient…
De l’avis général, du coup, j’étais une grave emmerdeuse ! Mère – poule bien avant l’âge d’être mère ou poule.
D’où, bien souvent, la tentation très vive de m’enfuir, de me carapater, m’escapater, laisser là le monde en plan, les autres se démerder sans moi puisque c’était comme ça.
Je l’ai fait, parfois. Pour revenir très vite, comme un chien « la queue basse » et le regard triste et honteux qui demande pardon pour ce qu’il a fait ou ce qu’il n’a pas fait.
Mais surtout, qu’est-ce que j’en ai rêvé ! De m’en aller vivre, un jour, incognito ( le mot me ravissait) au bord d’une large plaine d’où l’on peut voir très loin ce qui vient, ou ne vient pas, sur terre comme au ciel, gens, bêtes, machines, nuages, pluies, tornades, orages et neiges, anges et démons…
Maman s’étonnait que j’aime l’immense plaine de la Beauce où vivaient mes arrière-grands-parents, – c’est tellement plat, morne, moche il ne s’y passe jamais rien- Oh oui ! Justement ! Comme c’était rassurant !
Pas plus haute que les blés dans lesquels « incognito » je marchais à l’abri, je voyais le monde jusqu’à l’horizon, sans être vue. Apaisée.
La touche « escape » est toujours là, agaçante, fausse, mensongère.
Je l’ai essayée, parfois, lors de quelques combats inégaux entre l’ordinateur et moi. ça marche pas, ou c’est moi qui l’ai pétée, je ne sais pas.
Je regarde mon écran avec sans doute le même accablement, le même regard de chien battu que je prenais devant mes parents, et les autres, qui ne comprenaient pas.
Mais la vérité est sans doute qu’il n’y a probablement jamais eu, nulle part, d’échappatoire.
Et que cette fois, tout le monde le voit, comme moi, et en même temps que moi : les gouffres, les précipices, l’arbre qui cachait la forêt, la forêt qui recouvrait le volcan, le nuage qui dissimulait le trou dans le ciel… Tout.
Tous alors tapotent la touche escape, avec de moins en moins de conviction au fil du temps…
Et en désespoir de cause, avançant masqués, dans une dérisoire tentative que la mort ne reconnaissant personne, passe son chemin… Retourne d’où elle vient : ailleurs.
Au moins, je devrais me sentir plutôt contente de ne plus être seule face à tout cela que j’ai mille fois affronté, déjà…
Et bah même pas.
Dans le fond, je préférais encore quand ils ne voyaient rien. Que je pouvais leur donner la main pour les aider à sauter par dessus le gouffre, les prendre dans mes bras pour les sauver de ce qui tomberait du ciel même si on ne le voyait pas venir.
Mère-poule, je vous dis.
Et emmerdeuse, jusqu’au bout.
L’amour qu’on porte
PS : je corrige le site you tube qui est erroné :
https://www.youtube.com/watch?v=SsQkZoeKgRg
Une amie inconnue – comme aurait écrit Supervielle, m’a envoyé cela ce matin, une lecture de cet album » L’amour qu’on porte » que j’avais écrit à la naissance de mon premier petit-fils Arthur – l’album était sort le jour de sa naissance ! pour mon père, le sien, et lui, afin de les relier, comme des nageurs dans le fleuve du temps.
Il portait en lui l’émotion profonde qu’on éprouve au moment où l’on sent qu’une page se tourne du livre de votre vie.
Ce jour-là, tout était bien.
Et puis mon père est mort, Arthur a grandi – il a eu 13 ans la semaine dernière, il arrive aux épaules de son père qui est encore dans la force de l’âge, un frère, une sœur l’ont rejoint que mon père n’a pas connus. Le livre n’a pas été réimprimé, c’est comme ça, c’est la vie.
Mais parfois les livres vivent bien au-delà de leur vie, bien au-delà du raisonnable. Ils deviennent film, dessin animé, ballet, pièce de théâtre, chanson, l’imagination des lecteurs est extraordinaire, et sans fin, tous les auteurs vous le diront.
On n’enterre jamais vraiment les histoires.
Dans cette bibliothèque belge de Nivelles, une jeune bibliothécaire ( je dis » jeune » car quel que soit son âge que je ne connais pas, la voix est fraîche, la vie ne l’a point abîmée)
a tellement aimé ce livre que, durant ce temps incertain du confinement, elle a voulu le partager avec tous ceux qui fréquentent sa bibliothèque, et elle nous l’offre, là, beau comme il y a 13 ans, à sa naissance. Accompagné d’un trio de Schubert qui l’enveloppe doucement…
Elle s’appelle Marielle, notre magicienne.
Et je lui dois un pur moment de bonheur.
Supervielle – oui, toujours lui, je l’aime beaucoup – écrivait ces mots parfaits, eux aussi :
que » les mots vous frappent de loin comme balles perdues… » ( dans Les amis inconnus)
Ceux de » l’amour qu’on porte « , et les belles illustrations de Carmen Segovia qui les accompagnent, ont frappé, de loin, par hasard, Marielle – de- Nivelles, et pour que ce ne soient pas mots perdus, voilà que de tout son cœur, elle les offre à tous, si simplement
qu’on se met à croire qu’en réalité, rien ni personne ne meurt jamais vraiment…
Il suffit d’un regard….
D’une voix…
D’une note qui s’obstine…
Tout s’éclaire.
En mai, vivons confinés… dans une clochette de muguet !
Christian Bobin, dans un opuscule intitulé » Le plâtrier siffleur » ( que j’engage à lire ceux que la contemplation du minuscule ne fait pas soupirer d’ennui ) nous invite à habiter poétiquement le monde, et évoquant Emily Dickinson, qui ne quitta jamais la maison et le jardin de son père, il emploie cette image qui m’a fait de l’œil :
» C’est une jeune femme qui a passé sa vie à l’intérieur d’une clochette de muguet. »
La fée Clochette ?
Que nenni.
Que peut-on faire, entendre, goûter, voir, confiné à vie dans une clochette de muguet ?
Si on y réfléchit un peu, on s’aperçoit qu’on peut beaucoup, en fait.
On peut la faire tinter dans le vent, et, si souffle un vent doux, brise ou zéphir, alizé, ou un vent plus fougueux, bise, noroit, mistral, tramontane, la clochette sans doute tintera bien différemment. Et celui ou celle qui l’habite sera soit bercé, soit chahuté, chamboulé, voire si soufflent brusquement de grandes rafales qui plaquent la clochette au sol, étourdi, assommé ! Je ne parle pas même de l’ouragan, qui déracinera la clochette l’enverra tourbillonner par dessus les moulins, bonjour les galipettes dans la clochette ! (Personnellement, il me semble qu’après l’ouragan, moi que trois virages en épingle rendent déjà malade, je déciderais de changer d’appartement…)
Perché dans une clochette de muguet, à travers le voile blanc nacré, on a vue sur la campagne, sur la forêt, qui est jolie en mai : à nos pieds un vert tapis de mousse, très doux, humide et frais, au-dessus de notre tête l’ombre des verts feuillages, les petites pièces bleues et morceaux nuageux des cieux. De là on peut sans doute discuter un peu avec les occupants des autres clochettes du dessus et du dessous, un brin de conversation du haut d’un brin muguet ! Haut d’une quinzaine de centimètres,il contient une douzaine de clochettes qui ne sont sans doute pas toutes occupées par des poètes, mais c’est pareil partout, on a les voisins qu’on a et c’est comme ça. Cependant, occuper une clochette de muguet indique tout de même, je pense, une légère tendance à aimer la nature, les chants d’oiseaux, les petits pas furtifs des lapins de garenne, le joyeux bond d’une biche, l’envol gracieux d’un papillon, la surprise d’une coccinelle posée sur vous comme un petit bijou…
Habiter dans une clochette de muguet, avec Emily Dickinson comme voisine, c’est avoir une belle adresse très secrète comme les plus grandes vedettes. Peu de journalistes dans les sous bois, rien que des Chaperons rouges avec galette, Boucles d’Or en quête de jacinthes sauvages, Petits Poucets suivis d’oiseaux friands de pain, poursuivis par des ogres ayant la flemme de faire la queue chez le boucher du coin, Hansel et Gretel et toute une cohorte d’enfants abandonnés et mourant de faim arrachant de gros morceaux de maisons de sucre et de pain d’épices dans lesquelles habitent des sorcières aux dents forcément pourries. Habiter dans une clochette de muguet, c’est donc, sûrement, faire secrètement partie d’une multitude d’histoires…
Toutes sortes de musiques et de chants les accompagnent dans l’ombre, ces histoires, murmures et sifflements, soupirs et battements, brame et gémissements, cris et chuchotements, souffle et ploc et plouf, mais toc et plof aussi, parfois, et même glouglous… et gazouillis, grondements… Détonations ! Explosions ! La variété de tout un orchestre sans jaquette, invisible, ou presque… Quel spectacle, chaque jour, chaque soir, chaque nuit, chaque heure, chaque minute, chaque seconde…
Et ce doux parfum du muguet, si suave, répondant aux couleurs et aux sons comme l’a dit un autre poète…, la vie et la mort mêlées qui passent, en ce même doux parfum enveloppées…
La vie et la mort, lumière et obscurité, autour du blanc et fragile muguet l’infiniment petit répondant à l’infiniment grand, et le poète, voyant, rêvant ce qu’il ne voit pas, le devinant. Le traduisant, ou plutôt le convertissant en mots, en phrases, sonores, rythmées.
On comprend mieux, dès lors, oui, comme le devine Christian Bobin, qu’Emily Dickinson ou un autre poète ait pu habiter toute sa vie, en apparente réclusion, en semblant exil du monde, un simple brin de muguet.
Seule pour mieux voir, mieux entendre, mieux sentir, ressentir, toucher, être touchée, comprendre – au sens premier, qui n’est pas prédateur, mais » prendre avec elle »
Et de là, embrasser alors, tendrement, le monde entier qu’un seul brin, une seule clochette de muguet, contenait.
En concordance, en écho, un poème d’Emily :
To make a prairie, it takes a clover and one bee
one clover and a bee,
and reverie.
The reverie alone will do
if bees are few.
( ce qui tombe bien en notre époque où malheureusement
» the bees are few »)
Mais j’aime particulièrement celui-ci qui a peu à voir avec le précédent, quoique…
I’m nobody ! Who are you ?
Are you nobody too ?
Then, there’s a pair of us – Don’t tell
they’d banish us, you know.
How dreary to be somebody !
How public, like a frog
to tell one’s name the livelong day
To an admiring bog !
Je ne suis personne ! Qui êtes-vous ?
Etes vous personne aussi ?
Alors, nous sommes deux personne, mais ne le dîtes pas
ils nous banniraient, savez – vous.
Comme c’est pesant d’être quelqu’un !
tellement commun – comme la grenouille !
d’épeler son nom, tout au long du jour,
au marécage qui l’admire…
( traduction approximative…)
PS : J’ai toujours eu envie d’écrire un album sur ce début-là, fascinant :
I’m nobody ! Who are you ?
Are you nobody too ?
Then, there’s a pair of us…
bon… may be… later… one day …
Bon, voici une vue de la maison d’Emily Dickinson, en vrai, ça relativise un peu son confinement, du moins en ses premières années, avant qu’elle ne quitte plus sa chambre…
pour Arthur, Oscar et Ambre, mes petits enfants, et puis pour tous les autres.
Je voudrais que tu comprennes, Arthur, et vous aussi Oscar et Ambre, plus petits, si Arthur vous aide peut-être ! qu’il y a des héros qui n’en ont pas la gueule, pas le costume, et ne jouent dans aucun film, aucune série, sur aucune chaîne, aucun écran de rien, ou alors de fumée parce qu’ils sont flous, on ne les voit pas bien.
Et même souvent on ne les voit pas du tout, et on les appelle donc » les Invisibles » ; parfois on ajoute quand même » de la république », pour leur faire malgré tout comme un petit titre de noblesse et vous verrez qu’ils le méritent bien.
Non qu’ils soient dotés, comme dans les bonnes histoires palpitantes, les bons films qui vous font frissonner, d’un chouette pouvoir d’invisibilité leur permettant d’accomplir, les doigts dans leur invisible nez, des prouesses admirables comme sauver un enfant qui tombe du douzième étage, interrompre la lave d’un volcan en s’asseyant dessus ( je dis ça au pif, ne regardant et ne lisant que fort peu, et je m’en excuse, ces histoires-là mais j’avoue que l’image du géant s’asseyant sur le volcan pour l’empêcher de péter à tort et à travers me plaît assez) ou sauver presque tous les passagers d’un paquebot, sauf le plus vieux qui a naturellement plus de 70 ans ! avait déjà un pied dans les fonds sous-marins et qui se dévoue pour se faire bouffer l’autre par un requin, l’héroïque héros rétablissant de l’autre main, ( celle qui n’a pas les doigts dans le nez, vous me suivez ?) le paquebot sur les flots déchaînés. Ce héros là, si on lui donne encore quelques pages ou quelques minutes de film, sauvera l’humanité toute entière, et sans les mains, cette fois, les deux étant alors occupées.
Non. Les héros dont je vous parle, les enfants, ne sont pas REELLEMENT invisibles, et ont leurs mains occupées à bien d’autre chose. On les appelle » les Invisibles » seulement parce qu’on NE LES REGARDE PAS.
Et pourquoi on ne les regarde pas ?
Parce qu’ils sont trop petits ? Trop moches ? Trop nuls ?
Même pas.
Seulement parce qu’on n’y pense pas.
On a la tête ailleurs.
On rêve à d’autres héros, magnifiques, costauds !
Eux, ils ne nous font pas rêver. Ils n’ont pas de super pouvoirs, en tout cas, pas de pouvoirs magiques, surnaturels.
Ou alors, ils ne s’en vantent pas. Ils les cachent même, non pas qu’ils aient peur qu’on les leur pique ( encore que, ça se pourrait, ils se méfient un peu tout de même…) mais ils ne pensent pas que ce sont de vrais pouvoirs, puisque ce ne sont pas des pouvoirs magiques, surnaturels.
Leur pouvoir, il est dans leurs mains, qui reconstruisent ce qui a été détruit, replantent ce qui a été gâché, dans leurs mots qui consolent ceux qui sont dévastés, dans leur imagination qui embellit ce qui a été enlaidi, dans leur intelligence qui invente ce qui améliorera nos vies, dans leur conscience qui permet de juger si ce que nous faisons, ou qu’on nous a fait est juste ou injuste…
Les démons qu’ils chassent ne sont ni des ogres ni des vampires, ni des extra-terrestres venus nous envahir, nous sucer le sang, ou par quelque maléfice nous rendre fous et criminels, non ! Les démons qu’ils chassent c’est nous qui les avons créés, sortis de nos pauvres bêtes cerveaux, et à présent que nous en voyons la mocheté, le danger, et que nous en sommes tristes, apeurés, que nous crions » au secours » pour être aidés, ils nettoient nos saletés, ils chassent nos virus, nos microbes, ils font ce qu’ils peuvent de nos mochetés, ils nous pardonnent même nos lâchetés, ils réparent, ils rafistolent, ils bricolent, ils prennent soin de nous, de tout.
Ils essaient, en tout cas. De toutes leurs forces : ils répareraient la Tour Eiffel qui se casserait la gueule, avec des bouts de ficelle, s’il le fallait, ET ELLE TIENDRAIT ! Il le faudrait bien.
Vous croyez bien, les enfants, reconnaître les héros ! Fastoche !
On leur offre des médailles, on parle d’eux dans les livres d’histoire, ils y ont, inscrites, leurs dates de naissance et de mort, ils ont de hauts faits d’armes et de guerre, ils sont fins politiques, ils ont de grandes visées, ils construisent des fusées, ils vont aller sur Mars, ils s’appellent César, Napoléon, des bâtisseurs d’empire ! Pasteur aussi, des fois…
Ils passent à la télé ou sur YouTube.
Il serait juste pourtant de reconnaître qu’ils ont eu besoin de toute une cohorte d’autres héros pour y parvenir. …
Moi, j’ai un faible pour ces autres héros : ceux qui reconstruisent ce qui a été détruit, ceux qui ramassent les saletés que les combattants ont laissées, ceux qui surveillent les cendres pour que l’incendie ne ravage plus, ceux qui nous ouvrent les bras sans rien savoir de ce qui nous fait tant de peine même si on les salope un peu avec notre morve…
Nos héros du quotidien, ordinaires, invisibles, ceux qui sont dans le tout petit coin gris du rectangle de la télé, au mieux, tandis que le héros du jour sourit de toutes ses dents au beau milieu de l’écran et qu’on ne voit que lui.
C’est le balayeur qui ramasse nos mouchoirs souillés tombés à côté de la poubelle qu’on a mal visée, c’est le clown qui va faire rire les enfants malades, le brave homme qui parle à cet autre-là, ivre qui dit n’importe quoi, qui se met entre lui et le reste du monde qu’il voudrait buter, c’est l’infirmière si fatiguée qui retarde son départ pour aider une collègue tout aussi fatiguée qu’elle, c’est le facteur qui monte chaque jour toute la côte pour porter à quelqu’un une lettre s’il y en a une, le pain s’il n’y en a pas, c’est la boulangère âgée qui reprend sa place en caisse pour que ce ne soient pas les vendeuses qui se chopent le virus, ce sont les gens qui prennent le train à 5h du matin dans le froid, et trient et mettent en caisse, et portent dans les camions, les légumes et les fruits et tout ce que vous mangerez tout à l’heure, les enfants, confortablement installés chez vous. Sans penser à eux.
Ce sont les femmes de ménage qui travaillent dans les bureaux quand il n’y a plus personne, que personne ne connaît, ne voit jamais, mais qui auront incognito tout nettoyé à fond de la moquette au plafond, qui auront fait pour ceux qui arriveront au matin un décor de travail propre et parfait afin que rien ne les distraie d’œuvrer à la Grande Marche du Monde.
Tout ceux-là sont de pauvres héros, assurément, face aux grands sur grand écran, ou au nom écrit en gras dans nos livres et journaux. Ils ne vous ont sûrement jamais fait rêver, ni vous ni moi, ni vibrer du grand désir de vivre de formidables aventures à leur côté, oui, ils ne font rien d’extraordinaire, que de l’ordinaire si ordinaire qu’on ne le remarque pas plus qu’on ne les remarque, eux.
( Sauf quelques uns, parfois, qui se servent d’eux pour parler en leur nom, crier : » regardez-les donc les pauvres, regardez les un peu pour voir ! » )
Alors oui, un petit moment, on les regarde un peu mieux, et si, par hasard, celui qui a parlé d’eux prend le pouvoir, on se dit : – Ah ! Tant mieux, tiens ! On va faire plus attention à eux ! »
Mais le plus souvent, ça ne dure pas, une sorte de fumée tombe vite sur eux, peut-être l’envers de l’écran gris de la télé, je ne sais pas, mais fatalement, ces héros-là disparaissent rapidement des écrans.
Ils sont des héros trop ordinaires, qui accomplissent des exploits pas assez flamboyants, qui ne font pas vraiment rêver : comme les mamans qui n’ont que deux bras, une tête et un cœur pour faire des miracles et qui se débrouillent avec ça et miraculeusement, les accomplissent.
Peut-être, Arthur, Oscar, Ambre, et tous les autres, ferez-vous de belles et grandes choses, plus tard, quand vous serez grands. Peut-être deviendrez-vous un de ces héros qui font rêver, pourquoi pas, puisqu’il y en a …
Et vous aurez de quoi être fiers, et heureux, et nous avec vous.
Mais alors, n’oubliez pas, jamais, tous les autres, qu’on ne voit pas, ou seulement, comme aujourd’hui, quand le feu est partout et que la plus petite goutte d’eau compte, pour l’éteindre, vous savez, celle du colibri qui la porte dans son bec pour faire sa part.
Heureusement, nous n’attendons pas après ce vrai grand héros surhumain qui pigera en un clin d’œil dans quel pétrin les Terriens se sont mis, et comment, grâce à ses vertus héroïques, ses pouvoirs magiques défiant toutes les lois communes, les doigts dans le nez sans même les avoir désinfectés, Il nous sortira de là !
Et nous ne L’attendons pas parce que nous avons nos héros invisibles ( de la République!)
Et ils sont nombreux ( quoique jamais assez)
Et ils ont la puissance des faibles, c’est à dire qui compte surtout sur les autres faibles pour les aider.
Cette puissance, alors est extraordinaire, quasiment sans limite.
Pourquoi ?
Parce qu’elle vient de très très loin.
Comme les histoires.
Du fin fond de l’univers où tout à commencé tout petit, et faiblement.
Elle vient de très profond, cette force des faiblesses qui s’unissent, telle une eau directement jaillie de la roche première.
Et vous pouvez déjà, maintenant, vous servir de cette force-là, les enfants.
Elle est en vous depuis le tout début de votre vie. En germe, en graine. C’est sans doute elle qui vous a permis de naître. Le germe du héros invisible. La graine du héros colibri qui malgré le danger, y mettant toutes ses forces, avec la joie de pouvoir faire quelque chose, lui aussi, sans doute, transporte dans son bec minuscule, la goute d’eau qui sera sa part de lutte contre le malheur.
Les enfants, vous êtes nos colibris d’aujourd’hui.
Aidez-nous donc, à votre façon, allez chercher la goutte d’eau au fond du puits où, de toute éternité, puisent les faibles pour devenir des héros. Et déposez-la à côté des nôtres.
Avec sérieux, avec gaieté, comme vous voulez.
C’est tous ensemble que nous éteindrons ce mauvais feu qui n’est pas né pour nous réchauffer mais pour nous détruire, ce mauvais feu qu’aucun démon n’a malencontreusement allumé, (juste, peut-être, dit-on, une malheureuse petite chauve-souris qui ne venait même pas de Transylvanie comme tout vampire qui se respecte, c’est dire !)
Elle ne l’a pas fait exprès ! Enfin, c’est ce qu’elle dit… Comme un enfant… qui aurait fichu le feu à la maison et de là au quartier et jusqu’à la forêt, tout ça parce qu’on avait laissé traîner le briquet…
Ecrit pour les plus jeunes, ( et en toute humilité) en écho à la » lettre d’intérieur » d’Annie Ernaux offerte à France Inter aujourd’hui 30 mars 2020.
https://www.franceinter.fr/emissions/lettres-d-interieur/lettres-d-interieur-30-mars-2020
et avec un clin d’œil affectueux à Salomé Berlioux pour » Les invisibles de la république » à Jo Witek pour » Y’a pas de héros dans ma famille. »
Et je salue bien consoeurellement notre Susie Morgenstern qui s’adressait également à ses petits enfants dans, elle aussi, sa » lettre d’intérieur » de ce matin.
Et par la même occasion, toutes les grands-mères qui attendent, chaque jour, de voir apparaître sur leur tout petit écran, leurs colibris qui leur sourient et leur demandent, un peu inquiets tout de même : – ça va bien mamie ?
LE BON SENS
Je me suis trouvée, ces jours-ci, face à un très inconfortable, très gros dilemme.
Une maison, dans laquelle je n’avais jamais habitée, mais qui avait appartenu à des personnes qui m’avaient été très chères, aujourd’hui disparues, tombait littéralement en ruines. Fuites de toit, fissures dans les murs, plancher pourri menaçant de s’effondrer, les sanitaires hors d’usage, le tout noyé dans un capharnaüm où simplement traverser une pièce était un parcours d’obstacles bourré de chausses trappes, où les chats, ravis, régnaient dès lors en maîtres absolus.
Si les services sanitaires passaient par là, aucun doute, la maison était rasée. Et les gens qui l’occupaient n’avaient plus de toit, plus d’autre choix que ceux que la municipalité leur accorderait sur une hypothétique liste sans fin de HLM.
Pour eux, tellement indépendants et épris de liberté, autant dire, la fin des haricots et de tout.
La maison, évaluée, par un notaire qui était à peine entré, et qui, contrairement à ce que son nom laissait supposer, n’avait rien noté… La maison, donc, ne valait plus rien. Que le prix de son terrain.
Or, ce terrain, est cultivé par les occupants, qui vendent leur produit, excellent de l’avis général, sur le marché, l’été ( production tout ce qu’il y a de plus bio, ils n’auraient de toute façon pas les moyens d’acheter des produits à faire aller la nature plus vite que la musique ! ) Ce qui leur permet de survivre le reste de l’année. Sans cela, plus que 600€ par mois à eux deux, et même partiellement à trois, un ado, pensionnaire et boursier le reste de la semaine, revient le week end et a, bien entendu, très bon appétit ! !!
L’avis assez général, bien intentionné :
– Faut laisser tomber ce taudis. Réparer quoi ? ça coûtera les yeux de la tête, la peau des fesses, et bonbon avec ! Faut vendre le terrain, et redemander des aides de toutes sortes pour eux ! ( déjà entamées plusieurs fois, jamais les demandes n’ont abouti… Faut dire qu’ils s’en tapent un peu, les habitants de cette maison, se sentent moyennement concernés, ne demandent rien, et détestent la paperasse, veulent seulement qu’on leur foute la paix, qu’on les laisse vivre là comme ils veulent, avec les chats, les lézards, les souris, les orties, les carcasses d’objets dont on peine à retrouver l’usage et le nom, et tout ce qui fait la vie quand on laisse les choses aller sans se frapper comme va la vie. )
Les reloger ?
Le terrain ne vaudra pas assez pour qu’ils puissent racheter même un studio… et de toute façon :
– J’en veux pas de leur cage à poules ! disent-ils, ( et ils les connaissent, les poules, ils en ont eues, qu’ils n’ont pas pu garder, rapport au coq qui chantait trop tôt, avant même la cloche de l’église ! Dommage, les poules nourries de tout ce qui poussait pondaient des œufs vraiment délicieux )
Et ce qui constitue leur vie, à tous les deux, ce qui la justifie en grande partie, ce qui les rend, chaque été, fiers d’exister, ce lent travail des centaines de graines à trier, à sécher, à planter, à faire pousser, à voir se transformer, à soigner, à cueillir, et à vendre, fini, si on vend, oui F.I.N.I.
Certains de leurs proches ne veulent plus entendre parler de cette maison, juste qu’on en extirpe ses habitants avant qu’elle ne s’écroule sur eux et que chacun, la honte au ventre, et la rage au cœur dise : – j’avais pourtant prévenu, merde ! Fallait raser !
Les ouvriers, convoqués, repartent plus vite que leur ombre, avec un vague, je vous enverrai un devis, et vous devinez que le devis n’arrive jamais. Unanimes :
» -Franchement, ça vaut pas le coup ».
Jusqu’à celui-là, différent, qui ne s’offusque pas du bordel ambiant ( il a été pompier, il en a sans doute vu d’autres) qui prend son temps, qui prend conseil auprès d’un maçon, de deux, de trois – qui n’ont pas le temps pour le moment mais… qui pose des jalons, tout en me prévenant qu’honnêtement, c’est vrai, ça ne vaut pas le coup, sauf si…
Silence.
Qui en dit long.
Et qui m’aide infiniment.
Oui, sauf si…
Sauf si, pour une fois, l’humain l’emporte.
Sauf si ce que l’on veut sauver n’est pas la maison qui effectivement, comme tous les vieux, ne tient plus bien debout, mais l’humain, les gens qui y vivent.
Sauf si on accepte de dépenser beaucoup, beaucoup trop, pour quelque chose qui aux yeux du public, de l’administration, des impôts, du notaire, ne vaut rien du tout mais qui est tout ce que possèdent ces deux-là, qui me sont chers. ( et encore, » possède » ce n’est pas le mot, car c’est au contraire la maison qui les possède et les tient… Eux, ils en ont lâché les rênes, la maison fait comme eux, elle se débrouille. Mais telle qu’elle est, et même n’est plus, ils y tiennent, et elle les tient debout )
Elle n’est plus, depuis longtemps, une maison. Elle est leur abri, leur tanière, elle les entoure de ses murs fissurés comme les entouraient, il y a encore peu de temps, les bras aimants, ridés, vieillis, sans force, mais toujours présents, de ceux qui leur ont laissé cela, au bout de toute une vie de labeur, pas seulement les murs et le toit, qui peuvent bien faire semblant de s’effondrer, mais l’amour dont ils sont issus, et lui, il est bien toujours là….
Ce que je maintiens, si j’œuvre, si nous oeuvrons, c’est cet amour, pas la maison.
Et ça n’en vaudrait pas la peine ? Elle est bien bonne celle-là !
Mille fois, millions de fois ça en vaut la peine !
Car de quoi est-elle faite, la pauvre vieille maison, contrairement à ce qu’on voit ?
Elle est faite, toute entière, de l’amour donné, vécu, reçu…
Et des heures, bonheur et malheur mêlés, des gens qui y vivent et en valent eux, comme chacun, mille fois la peine !
De sorte que, comme je l’annonçais dès le début, et en cette occasion-là, je trouve finalement et c’est le but de cet article, que le bon sens même bien partagé, porte bien mal son nom.
Le bon sens, cette fois, je vous le dis, va dans le mauvais sens. Total. Complet.
Le seul vrai bon sens, en cette occasion, est d’aller contre toute logique.
Remarquez, ce n’est pas la première fois que je me le dis. Mais voilà, ces jours-ci, j’avais de la merde dans les yeux !
Mais tout de même, merdalors ! comment ai-je pu l’ignorer une seconde ? Moi qui, écrivant, SAIT PARFAITEMENT que le bon sens ne va que dans un sens, terriblement restrictif, donc ! Et je sais PARFAITEMENT, quand j’écris, qu’il faut s’en méfier beaucoup et continuellement, parce qu’il vous met des œillères et vous conduit comme un âne là où tout le monde va, ce qui n’est pas bien intéressant…
Donc : leçon number ce que vous voulez : Ne pas s’y fier, à ce bon sens-là, où tout et chacun vous conduit. Il n’est pas toujours bon ; il est souvent seulement pratique, évident » – Mais bon sens ! C’est bien ( trop) sûr ! » s’écrirait presque le bon commissaire Bourrel d’autrefois, dans « les 5 dernières minutes » que ne peuvent connaître ici, les moins de 60 ans ! Et chacun alors de rembobiner, et se dire : – ah oui, je m’en doutais ! » parce que le bon sens est – et malheureusement- ce qui parait-il est le mieux partagé…
Oui, facile, et un peu lâche, parfois, de s’y fier. Permet parfois d’avoir une bonne raison de se défiler…
Alors, dans la vie comme dans les livres qu’on écrit, toujours se rappeler qu’il faut se fier seulement à ceux qui, comme le Renard, comme ce plombier-pompier miraculeusement apparu dans mon paysage sinistré, marchent les yeux grand-ouverts dans les débris de tout, sachant que l’essentiel est invisible pour les yeux, et pariant volontairement sur le cœur.
De l’Yonne au Guadalquivir
Vous me demandez souvent, dans les classes, les CDI, les bibliothèques, si j’aimais lire quand j’étais enfant, quel était mon livre préféré et pourquoi. C’est une question qui quoiqu’attendue, m’émeut à chaque fois. Elle me permet de dire que, grâce à ce livre-là lu et relu des dizaines de fois, j’ai connu très intimement l’Andalousie bien avant d’y avoir posé les pieds.
Dans mon livre, Lolita n’était pas celle de Nabokov, mais la petite héroïne de » La calèche du bonheur » dont l’histoire à la fois me ravissait et me déchirait le cœur. Cette histoire avait été écrite par Michèle Arnéguy dans la belle collection rouge et or que j’affectionnais particulièrement parce qu’on y écrivait avec talent de très longues et belles histoires pleines de grands et beaux sentiments.
Dans mon livre, donc, Lolita était assise, jambes allongées, sur une terrasse de Séville d’où elle entendait sonner les cloches des innombrables églises tandis qu’on l’appelait pour je ne sais plus quoi d’ennuyeux. Elle rêvait.
Moi pareil.
Ou presque.
Je n’avais pas de terrasse mais j’étais assise sur le rebord de la minuscule fenêtre qui donnait sur la cour où piaillaient les poules et cancanaient les canards, tandis que sonnait la cloche de l’unique petite église de Champs sur Yonne et que l’on m’appelait pour aider mon père un peu débordé dans la petite salle du restaurant des Rosiers que tenaient mes parents. Et je rêvais, pareil.
Dans mon livre, Lolita était du » campo » qui veut dire » Champ » justement, quelle coïncidence, vraiment ! Dans son campo, la campagne andalouse, sauvage et poussiéreuse, l’accompagnait le meuglement lointain des taureaux, et surtout celui de Guapo, SON taureau, qui l’aimait. Dans le beau jardin qui entourait sa grande maison qui s’appelait la Palmera, poussaient des rosiers, des lauriers -roses, la glycine, le jasmin, des palmiers, des cyprès… et sur les collines tout autour se dressaient des centaines d’oliviers.
Moi pareil.
Sauf que ma campagne était verte, que ce que j’entendais meugler c’étaient les vaches de la fermière d’à côté, que je n’avais pas de taureau mais un gros chien qui s’appelait Stamp et qui m’aimait, et sur les collines poussaient des vignes et des cerisiers qui se couvraient en mai de gros fruits ronds et rouges comme des nez de clown…j’avais une tonnelle couverte de petites roses roses comme de tout petits poings de bébés.
Lolita était brune aux yeux vers, elle était assez bizarrement attifée de vêtements cousus main, tirés des robes que sa grand-mère avec laquelle elle vivait ne mettait plus. Sa grand-mère était une grande dame sévère mais avec un cœur d’or.
Moi pareil.
Brune aux yeux verts. Sauf que ma grand-mère qui vivait avec nous aussi n’était pas une grande dame, mais plutôt une grande gueule, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir un cœur d’or et d’ailleurs elle aussi me taillait des robes un peu bizarres et donc tout se rejoignait.
Dans mon livre coulait le Guadalquivir et je n’avais pas attendu Federico Garcia Lorca pour l’entendre chanter, y voir se dresser les joncs, y briller le dos des poissons et les cailloux ronds comme des genoux d’enfant.
Moi, je voyais couler l’Yonne sous le pont qui reliait Champs sur Yonne à La Cour Barrée, l’été je m’y tordais les pieds sur les gros cailloux au bord et mon père y pêchait de gros brochets pleins d’arêtes mais les clients s’en régalaient.
Et puis surtout, dans mon livre, le Guadalquivir avait débordé, la crue avait emporté Juanito, le petit frère nouveau-né de Lolita, mais pas Lolita. Qu’était devenu ce bébé ? Sa mère attendait toujours qu’un miracle arrive, que Juanito, dix ans après, réapparaisse…
Moi pareil.
Sauf que mon frère jumeau avait été emporté par les eaux sorties de ma maman…
À la fin de l’histoire, Juanito revenait, miraculeusement retrouvé, sa maman resplendissait de bonheur et Lolita le serrait contre son cœur. Ils partaient tous en calèche à la féria de Séville.
Moi pareil.
Sauf que c’était à la fête foraine d’Auxerre, et que la famille s’entassait en Peugeot 403.
Et que le petit frère que je serrais contre mon cœur n’était pas celui qui avait disparu mais était né, pour le remplacer, miraculeusement car je ne savais comment, 3 ans après moi.
Hier, c’était la fête des mères
Depuis deux ans, je n’ai plus de maman à fêter, ou alors seulement, comme je l’ai fait ce matin, d’un petit pot de fleurs d’une jolie couleur que je vais poser sur les gravillons de sa tombe, entre le chat de bronze et l’oiseau de porcelaine qui voisinaient en bon ménage dans le cœur vivant de maman.
J’ai eu la chance d’avoir une maman très longtemps, et n’ai donc aucune récrimination à envoyer vers les dieux et les cieux, seulement des remerciements. Mais cette année, bouleversée par des soucis d’âge et de santé, j’éprouve une terrible nostalgie à ne pas entendre la voix aimée, celle pour laquelle, même à 60 ans et beaucoup de poussières, je restais » la grande bichette », « ma chérie », aimée plus que je ne m’aimais moi-même.
J’entends encore, mais pour combien de temps, sa voix dans le coup de fil imaginaire que je lui donne aujourd’hui : – Allo maman ?
– Ah ! C’est toi ma chérie ! Je reconnais ta voix ! Je suis contente de t’entendre ! Comment ça va ?
– Oh ! Assez bien maman, un peu de fatigue, évidemment, mais bon, rien de grave…
– C’est parce que tu en fais trop ! Tu en as toujours trop fait ! C’est dans ton caractère, tu veux trop bien faire ! Mais tu vieillis… je vois tes cheveux gris… Tu devrais penser à toi, maintenant…
– Sûrement… Mais et toi, maman ? ça va là-haut !
– Bah oui ! C’est haut ! Tu parles d’un bond ! A notre âge, surtout ! Faut s’y faire, alors bon, je me repose, plus mal aux jambes, je dors bien, c’est calme, d’un tel calme… Au début, c’est déconcertant, évidemment, mais avec ton père on s’est trouvé un petit nuage douillet, ça va, c’est confortable. Mais on n’a pas faim, jamais, et ça nous fait tout drôle, ça, tu vois, nous qui avions si bon appétit ! On se nourrit de rien ici…
– D’amour et d’eau fraîche ?
– Peut-être, mais ce serait un amour un peu fade alors, qui n’a pas le goût de l’amour connu, ni celui de l’eau non plus… et tu vois, en plus, on s’en fout !
On a une belle vue, ça, là-dessus, rien à redire, beau paysage, couchers de soleil à gogo, mais nous manque l’émerveillement, la fête, et puis la Terre nous semble bien loin, je ne vous vois pas très bien… Je sais ! Tu vas me répéter que je n’avais qu’à me faire opérer de cette fichue cataracte ! Mais non ! Je te l’avais dit cent fois, c’était non ! Je voulais garder mes yeux de naissance, yeux marron yeux de cochon, je ne voulais pas qu’on me les trafique !
– Il y a des choses qui te manquent maman ?
– Et même ! Tu ne vas tout de même pas me les apporter au ciel, ma chérie ! Ce qui me manque ? Le bruit que l’on fait quand on vit ! Tous ces petits bruits auxquels on ne fait pas attention, qui nous gênent même : les cris, les rires, les pleurs des enfants, l’aboiement du chien, le miaulement des chats, le chant de l’oiseau, les bourdonnements de mouches, d’abeilles… les crissements de porte qui annoncent que quelqu’un sort, ou rentre, le bruit des pas sur le gravier, les ronflements de l’homme qui dort près de toi, le choc des casseroles, des assiettes, des verres, le bruit de la pluie sur le toit, le claquement du linge qui sèche au vent sur le fil… Ici, pas de bruit, ou si diffus… comme si on était dans de l’ouate… Pas de bruit isolé. Ils sont comme suspendus, en apesanteur… Ni d’odeur. ça me manque encore un peu, ça, l’odeur de mon frichti du midi…
Et puis tu sais, l’histoire de la pomme d’Eve, pipeau ! Pas d’arbre, et partant, pas de pommier, foi d’Evelyne ! ça aussi ça me manque, les arbres et ma pomme du soir, à croquer !
Et les baisers ! Oh ce que ça me manque, vos baisers ! le bruit joyeux de vos bisous sur ma joue, le goût de coquelicot des baisers de ton père… Ici, l’amour ne se mange pas, ne se boit pas, ne se voit pas, n’a pas de visage, ne fait ni rire ni danser ! Il est immense, invisible, sans corps, sans limite, épuré de tout geste et de toutes les batailles, sans désir, un désert aveuglant et qui brûle tout seul…
Mais ton père et moi, l’infini, on ne le regarde pas. On baisse les yeux, on essaie de passer un peu incognito, tu vois, on regarde plutôt en douce ce qui reste de nous, pas grand chose en vérité, mais on en a encore l’image d’avant, qu’on entretient comme on entretenait la maison et le jardin perdus si brutalement, et on se tient comme avant, par ce qui nous reste de main… On a beau dire, ma chérie, savoir que tout a une fin dans la vie, qu’on marche tous vers un temps sans changement d’heure ni de jour ni de nuit, c’est une chose, mais quand arrive le dernier coup de foudre, celui dont on ne se relèvera pas, le coup de frein brutal qui vous fait définitivement sortir de la route de la vie, et vous envoie dans cet ailleurs sans code postal et sans adresse, et bah… on fait moins les malins !
Au fait, comment as-tu fait pour nous retrouver ?
– – – Je ne sais pas, maman… C’était la fête des mères, alors je suis venue jusqu’ici avec cette petite fleur rose, dans son petit pot de terre, c’était pas grand chose, juste un prétexte pour venir te parler, et à papa, quelques mots, tout bas, c’est tout… Tu sais, je crois que c’est plutôt vous qui me retrouvez, parfois… votre voix me parvient alors sans tambour ni trompette, file ma rêverie, en douceur, comme par magie.
– T’as toujours été une rêveuse, toi… Allez, rentre chez toi, va retrouver les vivants maintenant, marche, respire, ris et souris, tiens-toi droite et sur la pointe des pieds comme la petite danseuse qui tourne sur sa musique intérieure et sans jamais s’arrêter. Embrasse tout le monde pour nous, ne pleure pas, et n’oublie pas de dire merci, merci, merci…