ETEL ADNAN

Cela fait des mois que j’ai laissé deux livres, en évidence, sur le rebord de ma fenêtre, afin de garder en mémoire son nom, et les couleurs de ses dessins, simples comme ceux des enfants.
Elle s’appelait Etel Adnan, et un petit encadré de l’un de ses tableaux, dans Télérama peut-être, m’avait attrapé l’oeil qui vagabondait sur les pages destinées aux arts ( je n’ai pas la culture qu’il me faudrait ni pour analyser et encore moins juger ce que l’on me présente comme une oeuvre d’art)
Il s’agissait, dans ma mémoire, d’un simple rond rouge-orangé qui flottait au-dessus d’une ligne bleue, sans doute de lac ou de mer , et quelques lignes en pente douce, dunes, collines ou montagnes… enfin, c’est ce dont je me souviens, mais ce qui me laissait sidérée, était l’impression de paix profonde, de silence qui se dégageait de cet  » à peine paysage » offert à ma vue. On ne pouvait dire exactement ce que l’on voyait et pourtant les traits étaient d’une précision parfaite, comme une géométrie de paysage dégagé de tout superflu, jusqu’à l’horizon.
Un équilibre parfait qui vous rendait heureux.
Du coup, je m’étais rendue à l’exposition proposée aux amateurs et c’était dans une galerie, près du Parc Monceau ce qui tombait bien car cela faisait une éternité que je n’y avais pas mis les pieds, alors que nous nous y rendions souvent, le dimanche, avec nos jeunes enfants, qui y envoyaient des bulles de savon à tout vent, y faisaient du patin à roulettes.
Je me souviens de ma surprise en découvrant que les tableaux étaient tout petits, ce qui est souvent le cas quand on va visiter une exposition, on est toujours étonné par le format des oeuvres dont on avait eu une idée grâce à une photo, un reportage. Mais j’y avais retrouvé ce qui m’avait conquise dans le bref article lu, la simplicité des traits, la tendre harmonie des teintes, des couleurs, la lumière partout, et si peu d’éléments que le regard se fixait intensément sur ce qu’il voyait, de façon presque hypnotique.
J’ai souvent repensé à elle quand j’entends parler, à tout va, de « sobriété heureuse ».
Apprendre sa mort m’a peinée, comme si le monde, sans elle, allait beaucoup se compliquer.
Voilà.

Par curiosité j’avais acheté aussi, sur son merveilleux titre :  » le prix que nous ne voulons pas payer pour l’amour » C’est un texte minuscule qui là aussi va à l’essentiel : se regarder et les autres, et le monde, avec « les yeux du coeur ». Et cela a un prix, lourd parfois, souvent. Certains, comme les Saints le payent de leur vie, d’autres payent cette passion de l’absolu d’une absolue solitude. Que dire de l’amour quand il n’est pas une idylle ? Quand il est , ou devient, essentiel ?
Et là, curieusement, alors qu’on se voyait embarqué dans un parcours – bref, mais costaud ! – philosophique, non, pas du tout, elle raconte un souvenir d’enfance, sensuel, heureux, qu’elle doit à la mer et à sa mère : quand elle pataugeait dans l’eau, entre les rochers…
Et soudain, on  » sent » mieux encore ce qu’elle a peint, qui n’est peut-être jamais que cela depuis toujours, cette re-création de ces récréations-là, près de sa mère, à la mer, entre les rochers.
Elle patauge encore, toujours, dans l’eau et les couleurs.
Afin que ne meurent jamais les étés…

Je vous souhaite à tous un très bel été.

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Lu quelque part, je ne sais plus où, noté en tout cas, qu’une héroïne de Faulkner disait à son amant que  » la valeur de l’amour est la somme de ce qu’on est prêt à payer pour l’obtenir et chaque fois qu’on l’obtient à bon compte, on se vole soi-même. »
ça se discute ?
On peut dire ça de beaucoup d’autres choses aussi, non ? Du bonheur, de la réussite, de la gloire…
Et se voler soi-même, ne se sent -on pas plus léger ? D’autant qu’on ne peut en vouloir à personne…
Bref, comme le bac est passé, que ce sont les vacances, je vais m’arrêter là.
Retournons à Etel Adnan, si discrète et aujourd’hui plus encore, et bonnes vacances !

GEORGE SAND par Henry James

Je dois dire que j’ai souvent décidé de me remettre à lire un livre ou un autre de l’écrivain américain Henry James, ayant souvent commencé et le plus souvent jamais terminé ses romans. A chaque fois, le début et l’écriture me fascinent, et puis à mi chemin, je cale. Un peu comme avec Marcel Proust dont il est d’ailleurs, peu ou proust ! absolument contemporain. Est-ce le fait, peut-être, que tous deux ont mené des vies très éloignées de celles de la moyenne des gens, vivant tous deux dans les conditions matérielles très confortables de la bonne bourgeoisie de leur époque, sans souci trivial de fin de mois et de paiement de loyer ou de gaz, ni même celui de se préparer à manger ? Est-ce parce que chaque texte sent tellement l’esthétisme anglais ou français, est tellement  » raffiné » que cela m’éloigne de sentiments que j’ai pourtant éprouvés, et que je pourrais donc, à priori, facilement partager ?
Sentiments distingués : c’est ce qu’on écrit au bas d’une lettre officielle.
Il me semble que ces mêmes mots pourraient se retrouver en bas de chaque page de ces deux auteurs.

Mais, j’ai rédigé une toute petite bio de George Sand pour Bayard ( voir dans mes parutions) et je ne me suis pas servie de ces réflexions qu’Henry James avait mené sur elle, ne l’ayant pas trouvée en bibliothèque au moment où j’y travaillais.
Je suis tombée dessus récemment, et l’ai lue. Et avec grand plaisir ! Y retrouvant exprimées mieux que je n’aurais su le faire, les réflexions très fines et très joliment écrites que lui ont inspirés à la fois la vie et l’oeuvre de George Sand. Il en admire l’audace féminine, la profusion des publications que lui ont inspirées ses rencontres amicale, amoureuses, ou simplement humaines, son désir de transparence jusqu’à ne pas craindre ni de briser certains tabous, ni d’avouer son humaine faiblesse, ses contradictions, ses doutes…
Bref, il aime George Sand, ce qu’elle est comme ce qu’elle écrit qui d’ailleurs, le plus souvent se confondent. Et il loue grandement son absence de calcul et d’avides ambitions, sa seule avidité étant d’aimer et d’être aimée.
Il va jusqu’à lui reconnaitre et absolument du génie.
Bien sûr, il n’échappe pas totalement à la vision machiste de son époque, déclarant que son génie est féminin, mais que sa force, sa véhémence, son énergie, toutes qualités absolument viriles et que par exception elle possédait, ont été à la base de faire de cet femme -écrivain, un génie<; bref, elle doit son exceptionnel destin de diva et d’écrivain si bien inspiré à des qualités par essence, masculines…
Mais ce qui m’a touchée, et vient contrarier ce que j’ai exprimé au début de cet article, c’est qu’il trouve remarquables et ne s’en moque nullement, les débuts de George – avant qu’elle ne fût George Sand- ceux ou elle cherchait vulgairement un emploi, se demandait ce qu’elle pourrait bien faire pour gagner un peu d’argent et assurer ainsi son indépendance, peignant de petits éventails et boites à gants ou autres avec un petit talent, et qu’elle fut bien soulagée et bien reconnaissante en découvrant qu’elle pourrait gagner sa vie en écrivant.
L’absence de condescendance de James, expliquant les débuts de George, m’a plus que plu, elle m’a émue.
Ainsi que sa description imagée du style de George, qui dès l’entrée, sonne juste, et sent bon !
 » Elle écrivait comme le oiseaux chantent » dit-il. Et c’est tout simplement vrai.
 » Sa langue eut jusqu’au bout un parfum de bruyère et de chèvrefeuille »

Et c’est tout simplement vrai.


Il admire la composition naturelle de ses écrits, la souplesse de son style, elle dit que c’est comme un don du ciel, il pense cela également et il loue grandement « son bon caractère », le fait qu’elle ne pontifie pas, même sur les grandes choses, ne soit jamais, en ses succès, vaniteuse, en ses échecs, pleine d’aigreur.
Qu’elle ne s’illusionne sur rien, ni sur ce qui a fait son succès, ni sur ce qui – quand la mode sera passée, le défera, et que ni ceci ni cela jamais ne l’empêche d’écrire comme elle en a envie et comme elle le sent.
Bref, il lui reconnaît si grand talent, si sincère, qu’elle est une des rares auteurs capable de traiter de la laideur comme de la beauté, et ainsi de presque tout.

Ce tout petit essai est paru au Mercure de France et en dit tout autant sans doute sur Henry James – ce qu’il admire et ce qu’il méprise, déteste- que sur George Sand…
A signaler qu’Henry James fut américain mais passa une grande partie de sa vie à Londres et prit la nationalité britannique un an avant de mourir !

Aux filles du conte

C’est un mince petit livre de Thomas Scotto, paru aux éditions du Pourquoi pas ? qui mènent de plus en plus un travail sur mesure pour certains textes exigeants, un peu à part, ce qui est le cas de celui-ci.
Thomas l’a dédié à son amie Anne Sylvestre et mis en exergue ces mots-d’elle ( ces modèles…)
 » J’étais celle qui attend
Mais je peux marcher devant
J’étais la bûche et le feu
L’incendie aussi je peux »
Dans  » une sorcière comme les autres », beau titre s’il en fut ! ( ou fût si l’on veut mettre sur le u un petit chapeau mais il n’est pas pointu !)

J’étais une peur bleue…
dit la première phrase, et est esquissé, juste à côté, d’un trait fin et ombre bleue, une petite fille aux longs cheveux. Avec un petit pois vert dessous, comme dans  » La princesse au petit pois ».
Le texte, poétique, fait l’inventaire des petites filles des contes, qui toutes auront connu cette peur terrible, de se perdre dans les forêts, de se voir disparaître carrosse et beaux habits pour retrouver haillons et citrouille, d’être testée par un amateur de petits pois, de disparaître derrière un rideau d’épines, d’être endormie pour une presqu’éternité. Que d’épreuves pour donner peur aux petites filles ! Faut-il qu’elles en montrent du courage et de la persévérance pour rien moins que devenir ce qu’elles sont !
A présent, dit celle-ci, à présent je préfèrerai la fuite ( entendez course ! plutôt, car plus rien ne l’effraiera. Elle a eu assez peur comme ça ! ) Elle ne s’effacera plus devant les puissants et les forts, ni même les princes ensorceleurs, elle  » nagera à contre-courant « 
 » Je serai le chemin, le voyage et l’ivresse » s’emporte -t-elle dans un bel élan.

Les petites filles des contes s’affranchissent des codes, et l’écrivain, tous les écrivains, peuvent l’applaudir, la soutenir, cesser de la mettre dans des situations impossibles, de leur donner, sur le conseil avisé de vieux bonhommes de lettres, les apparats du conte : une mauvaise situation de départ, une quête à mener, pleine d’embûches dont elles ne pourront se dépêtrer qu’avec l’aide  » d’adjuvants » bien intentionnés, fée, sorcière, prince, petits nains, magicien…
A bas le schéma du conte, ce terrible corset qui les a des siècles enfermées et les auteurs avec elles !
A présent, elles comptent sur-elles-mêmes, et nous contons avec elles,  » plus jamais évaporées, écrasées, avalées ni perdues »

« Je serai l’horizon rouge  » dit crânement la petite fille- autrefois toute de peur bleue du conte renversé de Thomas Scotto.

C’est un texte très bref, très dense, illustré et mis en page soigneusement et brillamment par Frédérique Bertrand. J’ignore ce qu’en penseront les petites filles, si elles se priveront facilement de l’attirail habituel des princesses en détresse, si elles ne continueront pas – encore un peu de temps monsieur le bourreau- à préférer le rose bonbon, le prince à mériter et les paillettes. Mais l’injonction de Thomas, j’espère, trouvera un bel écho auprès de tous ceux et celles qui écrivent pour les enfants.

On pourra, bien sûr, inverser un peu les rôles, ce ne serait que justice que le prince ait une peur bleue d’être tué par une marâtre, devoir nettoyer toute la maison du sol au plafond et s’appeler Cendrillon ( ça va tout aussi bien, comme prénom, à une fille qu’à un garçon !) et se retrouver à poil à minuit et sans sa bagnole s’il a perdu sa montre !
Mais je prêche, tant qu’à faire, pour d’autres structures, moins évidentes, d’autres renversements, moins simplistes.
Car j’ai toujours détesté  » les schémas narratifs » qui corsètent les histoires, les empêchent de prendre des chemins de traverse, d’être heureux de se perdre, d’arriver n’importe où et s’en trouver fort bien, j’applaudis des deux mains !
( je ne sais pas pourquoi ça s’est mis en bleu et souligné, et je n’arrive pas à l’enlever ! Chouette ! Les petites filles se marrent comme des chipies, me prennent au mot et font n’importe quoi de mon texte !)


ETAT DES LIEUX par Deborah Lévy


Je ne connaissais pas encore cet auteur et me suis fait offrir ce livre après avoir lu quelque chose sur elle, je ne sais plus où, je ne sais plus quand, mais me restait l’impression que je pouvais aimer.
Eh bien, pas déçue !
C’est impertinent et drôle, dixit la quatrième de couverture qui ne nous allèche pas pour rien, car ça l’est, effectivement.
Est-ce autobiographique ? En tout cas, on dirait bien. C’est écrit à la première personne du singulier et le mot singulier n’est pas usurpé !
Deborah Lévy, donc, ou son avatar, nous raconte sa vie d’écrivain parvenue à l’âge ( la soixantaine) où elle se retrouve seule, les enfants partis, et cherchant un lieu où atterrir. Elle a en tête une maison qu’elle rêve, augmente et embellit à mesure de ses envies, et selon ce qui lui arrive dans sa vraie vie, si tant est qu’on ait une vraie vie quand on passe la plupart de son temps à imaginer… Ce qu’elle pense, elle l’écrit, ce qu’elle fait, elle l’écrit, ça ne coïncide pas toujours, loin s’en faut. Elle fait le bilan de ce qu’elle a, de ce qu’elle n’a pas ou plus, de ce qu’elle a perdu, de ce qu’elle pourrait avoir ou pas, tout cela s’emmêle dans sa tête et elle ne le démêle pas pour nous, pensant, sans doute à raison, qu’on est bien toutes comme elle et que donc, on se comprendra !
Cette maison qu’elle n’a pas, elle ne la cherche pas vraiment ; elle l’imagine dans tous ses détails – mais parfois elle se ravise sur un truc ou un autre, et sur le paysage qui l’entourera et qu’elle compose aussi, petit bout par petit bout, pr petites touches, à la façon d’un tableau, ou d’un puzzle. Et en même temps, elle voyage à travers le monde, et nous embarque donc, bonnes copines, avec elle. Londres, New York, Mumbaï en Inde pour un festival littéraire, Paris – le 18ème arrondissement, Berlin… Entre chacune de ces villes, petit retour dans son cabanon londonien et auprès de son petit dernier, un petit bananier. Ses pensées, qu’elle nous fait partager, sont tout autant et en même temps réalistes, politiques, romanesques, féministes, drôles, tristes, gourmandes… On rencontre ses amis, son meilleur ami ! qu’elle ne nomme jamais qu’ainsi, tout emmêlé dans son mariage avec une femme qui ne lui dit pas qu’il la rend heureuse alors qu’il est sûr que c’est pourtant bien le cas, et qu’il trompe avec une autre puisque c’est comme ça ! Une meilleure amie, seule aussi, mais qui veut un amant pour lui tenir chaud aux pieds cet hiver point barre ! Et avec eux, ces échanges vifs et drôles, une vie impertinente, à la recherche du et des plaisirs, ce qui n’est pas si bête quand on en est là dans la vie, cette vie chaque jour inventoriée, et réinventée en conséquence de l’inventaire.
C’est le récit diablement intelligent, subtil, et vraiment très drôle d’une écrivaine de notre époque, post Virginia Woolf mais qui n’en a pas fini avec les aménagements et les travaux nécessaires à l’exercice insensé qu’est l’écriture de soi, de sa vie et de celle des autres.
C’est aussi, et c’est ce que je préfère, je crois, les méandres d’une pensée qui se cherche et bifurque sans cesse, la construction d’une maison fantôme meublée et peuplée de fantômes qu’elle convoque pour pallier aux désillusions de la vie plus réelle, qu’elle fait apparaître et disparaître comme ça, en claquant des doigts, et qu’elle révise, replace, remplace, pour que le rêve avance en même temps que la vie.

Sa description de la vie d’un écrivain à Montmartre et ailleurs – mais je peux moins en juger – n’est cependant pas la vie de n’importe quel écrivain… Elle a beau ne pas rouler sur l’or, elle ne semble pas non plus être – comme plein d’autres que je connais un peu, – sur la paille ! Elle va sans cesse au resto, s’offre de belles chaussures, du parfum, est bien logée. C’est une vie instable mais plaisante, d’écrivain qui a bien réussi. Et comme je connais très bien les endroits de Paris qu’elle décrit parfaitement, et sans les caricaturer, la lecture m’en a été d’autant plus agréable.

C’est en cours de route que je me suis aperçue qu’en lisant cet  » Etat des lieux  » qui me plaisait vraiment bien, j’avais commencé par la fin ! Deborah Levy écrit une trilogie autobiographique dont le premier volume était  » Autobiographie en mouvement » , que j’ai donc zappé.
Mais je vais me rattraper, et la rattraper si je peux, car son écriture est pleine de vitalité, et elle court drôlement vite, pour ses 60 ans !

Le musée des redditions sans condition par Dubravka Ugresic.

Pardon pour les accents qui manquent sur le nom de cette auteur, et que je ne sais comment obtenir sur mon clavier ; un petit v au-dessus du s et un accent aigu au-dessus du c !

Dubravka Ugresic est croate ( l’on me signale en quatrième de couverture qu’elle y est un écrivain majeur ! ) mais je n’avais ni entendu par ni rien lu d’elle. Ce livre en fut une belle occasion et je l’ai beaucoup aimé.
« Le Musée des redditions sans conditions  » est aussi une histoire d’exil – comme  » Les déracinés » dans mon article précédent. Il faut croire que mon petit exil volontaire estival en Charentes maritimes m’a inspiré l’envie de lire des récits d’exils plus radicaux, plus nostalgiques… A qui et à quoi avais-je, en fait, envie de dire adieu, c’est une autre histoire…
Dans ce livre très hétéroclite ( on s’y perd un peu mais ce n’est ni grave ni désagréable ) on passe d’une époque à l’autre, d’une femme à une autre – la mère et la fille- de Zagreb à Berlin en passant par Belgrade. On traverse plusieurs époques et toute l’ex Yougoslavie. Comme si on ouvrait et refermait sans cesse des valises, vrais départs, errances, détours, faux retours, souvenirs emmêlés. On perd la notion du temps qui passe, les liens se font et se défont, le souvenir se perd, se retrouve, on s’interpelle en une langue, en une autre, une montagne d’anecdotes, de souvenirs et on ne fait pas le tri. Il faut tout sauver.
C’est aussi un texte sur la force des femmes, sur leur désir toujours insatisfait de trouver le bon chemin, le meilleur chemin qui va de ceux qu’on aime à soi, et vice versa. Ce sont les fils secrets qui relient mères et filles, amies, qui les FONT mères et filles, amies, et le temps passant, la mémoire élastique de ce qui les relia ( livres, films, maisons, repas, visites, promenades, amours, tous ces passages qui sont aussi des frontières ).
C’est un livre de bric et de broc, souvent très drôle, inventif dans sa forme comme dans son contenu que l’auteur compare d’ailleurs à ce qu’en 1961, on trouva dans le ventre de Roland ! L’éléphant de mer du zoo de Berlin qui venait de mourir, et donc l’estomac était un vrai inventaire à la Prévert !
Malgré son caractère protéiforme, le texte sonne toujours juste et il est donc remarquablement traduit.
Et puis, j’ai aimé qu’au coeur de ce vertige provoqué par la longue chute dans le temps qui passe, on se raccroche à la tendresse et à la compassion qui l’accompagnent : tendresse et compassion pour ceux qui aiment, ceux qui ne sont pas aimés, la jeunesse, la vieillesse, ceux qui se sentent seuls, ceux que leurs souvenirs attristent, ceux qui pensent trop, ceux qui ont peur, ceux qui lâchent tout…
On est tous des exilés, des rescapés, on cherche tous la veilleuse, la merveilleuse petite lumière d’espoir dans le noir.
C’est un livre où les regrets vous tombent dessus tout doucement, comme tomberait, à l’automne, une tardive et douce pluie de printemps.

ORDESA par Manuel Vilas


Peut-être, contrairement à moi, connaissez-vous déjà ce récit de Manuel Vilas, écrivain espagnol qui vient de publier un second livre,  » Alegria », une sorte de suite à « Ordesa » que la critique semble tout autant encenser que le premier cité.
J’aime par-dessus tout, je l’ai déjà dit, les histoires de vies ordinaires que l’écriture porte. Je dis  » porte » à dessein, car il ne s’agit ni de transformer, romantiser, transfigurer, seulement oui, porter, soutenir pour que cette maison-vie qu’on a habitée ne s’effondre pas en ruines. La porter, et nous l’apporter, miniaturisée entre les pages qu’on tourne, délicatement car les murs en sont fragiles.
Manuel Vilas porte les siens au creux de ses bras, les endroits où la vie a été vécue, les choses qui ont servi à vivre la vie qui a été vécue. La vérité de chacun sous les mots, sous les déguisements, sous les masques de la comédie que chacun joue et qu’il appelle sa vie.
Nous habitons un monde, un pays, une ville, un appartement ou une maison, une pièce, un endroit plus particulièrement, nous habitons une histoire commencée bien avant nous, qui ne se terminera pas avec la fin de notre vie, nous habitons le corps et le coeur de ceux que nous aimons, nous habitons nos pensées et nos rêves, notre désir, nos peines. Et nous voyageons dans le temps avec tout ce barda ! parfois légèrement, parfois pesamment, à l’aide de certains carburants quand nous n’en pouvons plus.

Manuel Vilas parle de tout dans  » Ordesa », pas seulement de ses parents, bien qu’ils en soient les merveilleux fantômes à retrouver pour revivre, dans ce mémorial de pages, la beauté des jours enfuis.
A les évoquer, dans cette recherche des temps perdus et retrouvés, il n’éprouve ni bonheur, ni consolation, des regrets, une sorte de crainte, aussi, de se tromper, ce qui serait les tromper. Il passe dun court chapitre d’une page ou deux à l’autre, une image en évoquant une autre, un endroit présent le ramenant à un endroit passé ou l’inverse, chaque entrée de chapitre est une porte entr’ouverte qu’il pousse, le coeur souvent chaviré par les souvenirs qui tombent comme des livres dérangés sur les étagères de la mémoire.
Ses souvenirs intimes sont aussi ceux de milliers d’autres espagnols de son âge, ses archives, leurs archives, le soleil et la lumière qui éclairèrent ses jours, les nuits qui assombrirent sa vie, éclairèrent et assombrirent toutes les vies, dès lors, sa famille devient forcément un peu la nôtre, si tant est que nous ayons été, comme lui, ni très pauvre ni riche, que nous ayons eu, comme lui, des parents qui s’aimaient et nous aimaient, que nous ayons vécu à peu près à la même époque, soyons partis en vacances en voiture vers le lieu promis du bonheur qui pourrait, pourquoi pas, s’appeler Ordesa…

Tout est simplement dit, écrit, raconté, en phrases brèves, un peu comme on parle de tout et de rien chez le coiffeur, ou au petit déjeuner avec la famille où chacun apparaît à son tour, décoiffé, étonné, blagueur, décalé, et que le monde qui s’est éteint pendant la nuit renaît autour de la table, du pain, et du café versé dans la tasse de chacun, trop chaud, ou pas assez, et passe-moi une tartine s’il te plaît, il y a une guêpe dans la confiture, le chauffe -eau marche mal, et pourquoi vous avez mouillé toutes les serviettes ?

Et sinon, qu’est-ce que penserait Maria Callas de la situation actuelle ? Qu’en disait Bach, déjà ? Est-ce que vous saviez que Verdi était le roi des cannellonis ?
Mais quand, enfin, passeront les enfants, Brahms et Vivaldi ?
Je vous laisse sur cette merveilleuse fantaisie de l’écrivain qui a rebaptisé tout un chacun du nom d’un musicien dont les airs s’accordent bien à la personne évoquée. La musique parlant directement le langage du coeur, nous ne pouvons alors qu’entrer dans sa famille, dans sa maison, dans son pays et aimer ceux qu’il a aimés.

Roman de Jo Witek : J’ai 14 ans et ce n’est pas une bonne nouvelle

Et cette question que je me pose : qu’est-ce qu’une héroïne ?

« J’ai quatorze ans et ce n’est pas une bonne nouvelle », est le titre du dernier roman de Jo Witek, paru aux éditions Actes Sud junior, roman pour adolescents.
Le personnage principal de cette histoire, c’est Efi, la fille qui vient d’avoir 14 ans.
Et peu de personnages, dans les histoires comme dans la vie, méritent plus qu’elle le titre d’héroïne.
Si on consulte l’ami Robert, « une héroïne est une femme de grand courage, qui, par sa conduite en des circonstances exceptionnelles, fait preuve d’une force d’âme au-dessus du commun »
On nous cite quelques saintes : Sainte Blandine, vierge et martyre, qui, dans mon souvenir, fut sacrifiée aux lions ( qui l’épargnèrent, ce qui fut considéré comme un miracle… sauf s’ils avaient déjà mangé avant, ou qu’elle n’était guère appétissante, allez savoir) Jeanne d’Arc, petite bergère normande qui eut le culot de prendre le commandement d’une armée pour délivrer la France des Anglais, et faite prisonnière, jugée hérétique, à l’abjuration qui l’eût peut-être sauvée, préféra le châtiment de se faire brûler à Rouen. ( J’ai par ailleurs, l’étonnement de voir citée là, dans le Robert, une figure beaucoup plus récente et qui m’est un peu plus familière car c’est la grand-mère de l’un de nos meilleurs amis : celle de Louise de Bettignies, qui travailla pour les services secrets britanniques pendant la première guerre mondiale et, capturée, mourut en captivité sans avoir livré ses secrets.)
On sera d’accord pour reconnaître que tout cela, spectaculaire, n’est pas à la portée de tout le monde, encore moins d’une jolie fille de tout juste 14 ans que son oncle Baba ramène chez elle en mobylette ( les héroïnes d’aujourd’hui ont les montures qu’elles peuvent ) pour des vacances bien méritées après une année de collège où elle s’est montrée très bonne élève. Est-elle, alors, de cette seconde catégorie d’héroïne, moins glorieuse, personnage principal d’un roman, d’un film, une petite Cosette un peu grandie et que Jean Valjean n’aurait pas trouvée, une mademoiselle Bovary avant la pharmacie, une ombre choisie parmi les ombres, préférée, à laquelle l’artiste va donner chair et consistance, que son talent de conteur (euse) aura sortie du néant et nous fera aimer ?
Jo Witek, comme son héroïne, sait garder ses secrets : on ne sait pas qui est Efi, dans quel pays elle habite, il y a peut-être une plaine, une rivière, un peu de brousse, des villages, en tout cas une chèvre qui s’appelle Petite Fleur, on sait seulement que sa famille est pauvre, sa mère très peu instruite trime comme une forcenée pour nourrir la marmaille, son père menuisier est vite colérique, a la main leste sur ses enfants et peut-être aussi sur sa femme, et qu’elle, Efi, est heureuse de se cultiver au collège de la ville, adore lire, pense à devenir un jour ingénieure et aider son pays à se développer…
Mais  » elle a 14 ans, et ce n’est pas ( pour elle) une bonne nouvelle ». Car elle va devoir se marier. C’est décidé par les deux familles concernées, et il est hors de question qu’elle soit en quoi que ce soit consultée : elle est la propriété de sa famille, et va, selon la coutume, être offerte, joli cadeau à un homme âgé, mais assez riche et cultivé pour que les parents d’Efi soient assurés qu’il est, pour Efi, le plus agréable parti qui soit, et lui, le futur mari, ravi de cette aubaine de chair fraîche à dévorer.
Efi, instruite, sait qu’ailleurs, le sort des filles peut être très différent, glorieux, et elle y aspire de tout son coeur, de tout son corps, de toute son âme.
Se sauver, c’est sauver son corps, sa peau, sauver son coeur, sauver son âme. Sauver ses soeurs d’infortune aussi, en devenant celle par qui rêver l’impossible n’est plus rêver, mais projeter.
Sa fuite ? Il faut la lire, haleter avec elle, penser à ce superbe récit de « Girl » d’Edna O’Brien, dont Efi est soeur comme elle l’est de milliers d’autres qui n’ont pas d’autre nom que ce générique de  » girl », synonyme de marchandise dont les hommes, solidaires et ligués, ont toujours pu disposer à leur gré, girls esclaves dès la naissance, promises aux travaux forcés.
Comme dans les contes, comme dans la vie parfois aussi mais plus rarement, Efi trouvera de l’aide en une personne dont elle n’attendait plus rien. Cela ne lui évitera pas le malheur, mais lui donnera de l’espoir, assez d’espoir pour être une héroïne dont la fin ne clôturera pas le récit de vie.
Espoir alors partagé par les milliers de filles ( et de garçons, j’espère) du même âge, qui se seront en secret donné rendez-vous auprès d’Efi, héroïne cornélienne et racinienne, qui leur insufflera cette idée si simple, si banale pour la plupart, que le seul bien que chacun possède vraiment, c’est sa vie.

Mise dans une condition tragique de survie, face à la fatalité, face aux monstres mais aussi à elle-même, elle se révèle : forte, passionnée, volontaire, intelligente et consciente, lucide. Ardente.
Si l’héroïne est celle qui, se trouvant juste à la croisée de la mort et-ou- de la vie, et, malgré l’apparente privation de choix, malgré tout, résiste et choisit, Efi, dont les 14 ans ne sont pas une bonne nouvelle quand on vit là où elle vit, est sans conteste, une héroïne.
Une héroïne d’autant plus vraie que Jo Witek ne l’a évidemment pas tirée du néant, mais du corps et du coeur inquiets de toutes les filles de 14 ans et de la mémoire très ancienne des autres qui ont dépassé cet âge depuis longtemps, mais jamais complètement la sourde inquiétude du devenir qui l’accompagnait…

Quelques lectures comme autant d’aventures

Qu’ai- je lu, tous ces mois d’hiver passés sous silence ?
Qu’ai-je lu qu’il me serait agréable de partager avec vous, autour d’un thé sans thé, où peut-être un lièvre et un chapelier fou cherchent à enfourner un loir dans la théière ?
Outre  » Histoire de ma vie » un gros pavé autobiographique de George Sand, pour les besoins d’un travail commandé – et que ce travail soit béni car la personnalité de George Sand m’a touchée, séduite, et son enfance m’a bouleversée – j’ai lu plusieurs romans autobiographiques avec grand plaisir
 » Betty » un roman de Tiffany Mc Daniel, auteur américaine. C’est l’un des gros succès en librairie. Il est paru traduit en français aux éditions Gallmeister, spécialisé en littérature américaine et des grands espaces et qui a bien du flair pour dénicher de grands et forts beaux textes, qui, traduits, feront notre bonheur.


 » Betty » est le récit d’une famille dont le père est indien Cherokee et la mère américaine, une famille qui se construit d’Etat et Etat, car on y roule sa bosse ( et ses) bosse(s). Jusqu’à son arrivée dans l’Ohio où les attend une maison aussi cabossée qu’eux et dont personne ne veut.
Le père est un ange, et tels les anges, plane un peu, la mère est disons très instable, imprévisible, douloureuse. Les enfants sont nombreux au départ, huit, mais la fratrie s’éclaircit comme une armée au fil du combat qu’elle mène contre les vacheries de la vie. Dans cette fratrie, Betty est celle qui ressemble le plus à son père, celle à laquelle il transmet tout, mots et gestes ancestraux, mystérieux passeport pour la vie. C’est elle qui raconte son enfance, terrible et merveilleuse, si courageuse, au sein de cette famille sombre qu’éclaire l’amour du père et la puissance de la nature. Betty est l’histoire de la mère de l’auteur, à qui le livre est dédié. Une petite fille sauvage et puissante. Qui se livre et se délivre dans ce récit qui semble venu de si loin, sorti à la fois des entrailles de la terre, des profondeurs de la nuit, de la beauté du jour qui se lève toujours. On y trouve du sang, des larmes, le bien et le mal inextricablement emmêlés, la dure réalité à affronter chaque jour qu’on y soit prêt ou pas, la construction de soi – petite métisse amérindienne dans un monde blanc sans pitié- et la puissante lumière de l’affection donnée, reçue, enfermée comme papillons dans de petits bocaux pleins de doux mots.
Ci- dessous, le très beau portrait de la vraie petite Betty, à l’école, bras croisés sur son coeur et regard bien décidé.





Dans une veine un peu similaire, j’ai lu  » Une éducation » de Tara Westover, autre auteur américaine, paru au livre de poche.
C’est aussi un récit autobiographique d’une enfance dans une famille mormone de sept enfants ( comme dans les contes cruels…) régie par un père tout puissant qui gouverne et isole les siens au coeur des montagnes de l’Idaho. Aucun des enfants ne dispose d’acte de naissance, n’en connait même le jour, et ne va en classe, ou alors très occasionnellement. Ils vivent au pied d’une décharge de ferraille, dont ils dépendent. Le monde extérieur est jugé criminel et dangereux par le père, un mormon radical, qui passe son temps à faire des réserves et à craindre un assaut des fédéraux qui pourraient vouloir les  » obliger » à vivre comme les autres, ce qu’il refuse farouchement. Il anticipe, par ailleurs, la fin du monde dont il a lui-même fixé la date et qu’ils attendent. La mère s’est faite, au fil du temps, une solide réputation d’herboriste, d’accoucheuse et de guérisseuse. La nature peut tout guérir. Tara l’aide.
Fidèle à sa famille, elle travaille à la décharge avec ses frères, une montagne de métal hurlant sous la machine à trancher, écraser, cisailler, chaque membre de la famille se fera entailler à un moment ou à un autre, ou chutera de haut.
Le père veut décourager ses enfants d’aller à l’école où on leur servira une soupe de connaissances. Il préfère qu’ils apprennent tout seuls. Et de la vie avant tout. Tara, d’abord docile, s’émancipera peu à peu. Sortira de cet enfer de métal de sang et de feu, s’éloignera d’eux à pas consentis, mesurés, jusqu’à mettre l’océan entre eux, et passer de l’état quasi sauvage aux murs d’Harvard et de Cambridge, doutant toujours d’elle-même et de tout, mais décidée à grandir à sa façon, cherchant malgré tout à savoir s’il est possible de s’émanciper sans trahir.
C’est, là aussi, comme pour Betty, un récit puissant de femmes en devenir, lucides dans un monde de folie, et dont la colère sert de feu intérieur, d’indomptable énergie.

Oui, voilà, j’ai eu besoin de récits de vies beaucoup plus difficiles que la mienne, que la plupart des nôtres, pour relativiser la situation dans laquelle nous nous trouvons, tous ensemble pour une fois, unis.
Chacun de nos doutes m’est alors apparu non comme une menace de vide, plutôt comme une marche branlante, mais possible, suffisante pour monter un peu plus haut, si on s’y risque sur la pointe des pieds.
On peut douter de tout, de ce qu’on a vécu – notre enfance fut-elle noire, rouge, ou rose comment savoir vraiment ce que les ans ont fait de nos souvenirs, et pourquoi, moi, j’ai voulu me donner des ailes et fuir, tandis que les miens tiraient leur force de celle du groupe, soudé ? Faut-il nécessairement s’en sortir « seule », je veux dire renaître, comme naître, est-ce d’abord faire l’expérience de la coupure avec le monde d’avant, et partant, de l’extrême et nécessaire solitude ?
On peut aussi se demander comment, plus tard, on racontera ce qui nous est arrivé aujourd’hui, comment on le noircira, ou comment on l’enchantera, au contraire. Quels récits en sortiront, édifiants, voire mystiques ? Quels seront nos héros ? Ceux qui n’auront pas vécu cela nous écouteront-ils totalement incrédules ?
Ou voudrons-nous seulement oublier ? Voir plus clair ou nous aveugler ? Qui serons- nous devenus, après l’énorme tourmente et que ferons-nous pour commencer, pour recommencer ?

Betty, Tara, deux filles de courage, qui ne tournent le dos ni au malheur, ni au bonheur.

L’amour qu’on porte

PS : je corrige le site you tube qui est erroné :

https://www.youtube.com/watch?v=SsQkZoeKgRg 

 

Une amie inconnue – comme aurait écrit Supervielle, m’a envoyé cela ce matin, une lecture de cet album  » L’amour qu’on porte  » que j’avais écrit à la naissance de mon premier petit-fils Arthur – l’album était sort le jour de sa naissance ! pour mon père, le sien, et lui, afin de les relier, comme des nageurs dans le fleuve du temps.
Il portait en lui l’émotion profonde qu’on éprouve au moment où l’on sent qu’une page se tourne du livre de votre vie.
Ce jour-là, tout était bien.
Et puis mon père est mort, Arthur a grandi – il a eu 13 ans la semaine dernière, il arrive aux épaules de son père qui est encore dans la force de l’âge, un frère, une sœur l’ont rejoint que mon père n’a pas connus. Le livre n’a pas été réimprimé, c’est comme ça, c’est la vie.
Mais parfois les livres vivent bien au-delà de leur vie, bien au-delà du raisonnable. Ils deviennent film, dessin animé, ballet, pièce de théâtre, chanson, l’imagination des lecteurs est extraordinaire, et sans fin, tous les auteurs vous le diront.
On n’enterre jamais vraiment les histoires.

Dans cette bibliothèque belge de Nivelles, une jeune bibliothécaire ( je dis  » jeune » car quel que soit son âge que je ne connais pas, la voix est fraîche, la vie ne l’a point abîmée)
a tellement aimé ce livre que, durant ce temps incertain du confinement, elle a voulu le partager  avec tous ceux qui fréquentent sa bibliothèque, et elle nous l’offre, là, beau comme il y a 13 ans, à sa naissance. Accompagné d’un trio de Schubert qui l’enveloppe doucement…
Elle s’appelle Marielle, notre magicienne.
Et je lui dois un pur moment de bonheur.

Supervielle – oui, toujours lui, je l’aime beaucoup – écrivait ces mots parfaits, eux aussi :
que  » les mots vous frappent de loin comme balles perdues… » ( dans Les amis inconnus)
Ceux de  » l’amour qu’on porte « , et les belles illustrations de Carmen Segovia qui les accompagnent, ont frappé, de loin, par hasard, Marielle – de- Nivelles, et pour que ce ne soient pas mots perdus, voilà que de tout son cœur, elle les offre à tous, si simplement
qu’on se met à croire qu’en réalité, rien ni personne ne meurt jamais vraiment…
Il suffit d’un regard….
D’une voix…
D’une note qui s’obstine…
Tout s’éclaire.

 

LES ENFANTS DE NOE et autres livres de confinement…

ça m’est revenu, je l’ai cherché, et oui, je l’avais encore, dans un placard de cuisine démontée, où j’ai remisé, à la cave, des livres que mes enfants aimaient bien, ou moi, il y a fort longtemps, dans l’espoir que leurs enfants, un jour, aimeraient les découvrir, espoir déçu pour le moment, mes petits enfants, même confinés, préfèrent décidément la vidéo !
Les enfants de Noé,  imaginé par Jean Joubert, c’est l’histoire d’un confinement justement, très finement contée, un livre un peu ancien – 1988-  que j’avais aimé et donné à mon dernier fils ….il y a une trentaine d’années.
Une famille qui habite dans un chalet alpin avec quelques bêtes, se retrouve sous une abondance de neige comme il n’y en a jamais eue, un vrai déluge blanc et glacé qui dure, qui dure… Les forçant, peu à peu, à vivre tout autrement, à compter les provisions restantes, à vivre de ce qu’ils vont fabriquer eux-mêmes, à passer par des alternatives d’espoir et d’effroi… Plus de radio, ni de télé, plus rien ne passe, pas même cet avion quotidien de 17h, ils ne voient plus rien d’autre que du blanc, partout, sur lequel ils ne peuvent s’aventurer, car cette neige est différente de toutes les neiges qu’ils ont vues. Une question vient à se poser : Si le reste du monde avait disparu ?
Ils apprennent, ils affrontent, ils sont solidaires, ils survivent. Ils font du feu, leur père leur lit la vie de Saint François d’Assise, d’habitude jamais ils n’auraient eu la patience d’écouter des pages comme celles-ci, mais aujourd’hui, tout est devenu si étrange, si différent de leur vie d’avant… alors ils écoutent, ils essaient de comprendre, de voir autrement la vie, le monde, de relier ce mystère à d’autres mystères plus grands, ils regardent, et ils se regardent aussi, les uns et les autres, d’une autre façon, ils s’apprennent comme ils apprennent cette nouvelle façon d’exister, de se sentir responsable de chaque chose et de chacun…
Ce serait une histoire parfaite pour le temps d’aujourd’hui.
J’ai encore le livre,  je l’ai relu, il est pour des enfants qui lisent bien, de plus de 10 ans, je pense. Il était édité à l’Ecole des Loisirs, dans la collection Médium. IL est sûrement encore dans les bibliothèques… mais elles sont fermées…
Peut-on encore le commander ? Je ne sais pas, et puis, ce n’est pas un produit absolument nécessaire à notre vie quotidienne. Juste bien adapté à la situation que nous vivons.

En écho à cette lecture pour les jeunes ados,  j’ai beaucoup conseillé uneautre  lecture, ces jours-ci, à des amis indécis sur le livre qu’ils auraient envie de lire – tant, il est vrai, que lorsque plein de ce temps après lequel on pleure tout au long de  l’année, nous est enfin, miraculeusement accordé, il nous laisse comme interdit…
Cette lecture est celle du  » Mur invisible » écrit par Marlen Haushofer, auteur autrichienne, morte en 1970, célébrée surtout pour ce livre – ci, mais j’en ai lu un autre d’elle, qui n’a rien à voir avec «  Le mur invisible » , tout aussi dense et remarquable et qui s’intitule, en français,  » Nous avons tué Stella  » (mais il n’a rien d’un roman policier)
C’est publié chez Actes Sud Babel, en poche.
En tout cas  » Le mur invisible » est un livre que je ne saurais comparer à rien, à aucun autre, où il se passe un évènement incompréhensible, au départ, et puis plus rien, sur plus de 350 pages, et pourtant nous ne pouvons lâcher ce récit, très dense, ni son héroïne ( rien à voir avec l’héroïsme qu’on serait en droit d’attendre d’un personnage principal – et ici, d’ailleurs, SEUL personnage de l’histoire ) dans une situation  qui nous dépasse totalement, non, son héroïsme consiste à continuer de vivre une vie ordinaire en des circonstances totalement extraordinaires.
Pour ne pas devenir folle.
Pour ne pas mourir.
Le début, c’est cela : une jeune femme vient passer quelques jours dans une maison forestière, avec des amis et leur chien. En arrivant, les amis partent chercher quelques provisions au bourg le plus proche, et ne reviennent pas. Lasse de les attendre après ce long voyage, la narratrice s’endort. Quand elle se réveille, au petit matin, ses amis ne sont toujours pas rentrés. Très inquiète, pensant qu’ils ont dû avoir un accident de voiture, elle marche vers le bourg, et tout à coup, son chien, qui folâtrait devant comme tout joyeux toutou en balade, se heurte à quelque chose qu’on ne voit pas. Une sorte de paroi invisible. De l’autre côté, le monde, ordinaire, est là, mais semble-t-il, totalement figé.
Comme enveloppé du même sortilège que celui du conte de la Belle au bois dormant.
Mais ici, nulle mauvaise fée, nulle limite de temps au sortilège, nul prince salvateur.

L’héroïne malgré elle est désormais enfermée.
Confinée ad vitam aeternam dans sa parcelle de forêt, et dans l’absolue impossibilité d’en sortir, de s’échapper.
Comme écrivait Sartre  » Partout, des murs  » Ou plutôt, un mur.
Apocalypse and now ?
Now, elle doit désormais vivre, survivre, sur ce lopin de terre, apprendre la solitude extrême, vaincre ses peurs, prendre conscience de ce qui lui reste et qu’elle n’aura plus désormais rien d’autre… Se transformer, devenir une autre, cette inconnue que ces nouvelles conditions de vie, totalement rustres, vont faire naître, une vraie naissance, cordon coupé avec la vie d’avant, urbaine, civilisée. A présent, il ne reste que cela, ce morceau de nature où elle sera tantôt chasseur tantôt gibier.
Vous allez dire : – oh bon, la fin du monde and so on, ok, c’est de la SF..
Eh bah non, raté ! Cela n’en n’est pas vraiment. C’est plutôt une épopée intérieure. On se fiche bien de savoir ce qui s’est passé, comment la narratrice anonyme pourrait revenir dans son monde précédent, cela n’a vite plus de sens de se poser ce genre de question.
Le monde d’avant n’existe plus. Il est mort. On finit même par l’oublier.
On a alors tout le temps de voir passer le temps, chaque saison, de s’attacher à tout ce qui est si petit, infime, tout ce qu’on néglige habituellement. Et de se sentir seul au monde comme jamais, comme Robinson dans son île du bout du monde avant Vendredi.
Mais, en même temps, relié à tout.
A l’accablement initial, succède la force, et la paix. Avec soi comme avec le monde. Celui qui nous entoure, encore vivant, qui pousse respire, et s’épanouit, et celui au-delà du mur, dont on ne sait plus rien, mort sans doute puisque plus rien n’y bouge…
Si peu de choses alors sépare la vie de la mort, une mince paroi invisible, mais infranchissable.
L’histoire ? C’est peut-être juste l’acceptation de la fin de tout et de soi, et du chemin, du travail, à accomplir, en toute conscience, puisqu’on est un être humain ; pour seulement aller chaque jour un peu plus loin, faire quelques pas de plus qui justifient que l’on soit encore en vie quand plus personne ne nous voit, s’en occupe, s’en émeut.
Être héroïque pour soi seul quand on n’a plus aucune importance pour rien ni pour personne…

Une lecture initiatique, magnétique, et bouleversante de sincérité, de justesse.
J’envie ceux dont ce sera une première lecture.

L’autre récit  de Marlen Haushofer c’est donc «  Nous avons tué Stella« . Rien à voir avec le confinement, là.
Un très bref récit, chez Babel aussi. Une femme, la narratrice, raconte l’arrivée, dans une famille bourgeoise ordinaire, d’une jeune étudiante. Cette jeune fille, innocente, manipulée, servira à chacun de révélateur. La narratrice suit ce qui se déroule sous ses yeux, avec une précision d’entomologiste considérant la vie d’insectes, sans émotion apparente, sans révéler grand chose d’elle – même, pourtant trompée, bafouée.
Jusqu’au drame final, dit sans aucun pathos, avec froideur.
Aucune chance n’est laissée à la pitié, étranglée en quelques mots, glaçants.
Un très bref récit de 70 pages seulement ! Une tragédie en mode mineur. Là encore, la fascination est totale, on tourne chaque page comme on soulèverait légèrement, petit à petit, un voilage léger, transparent, qu’un rien pourrait déchirer, et le cœur battant d’une peur diffuse, confuse, à l’idée du crime qui sera dévoilé…

Il y a d’autres livres de Marlen Haushofer, j’avais regardé, il y a quelques années, mais ils n’étaient pas traduits en français, ou je ne les avais pas trouvés, je ne sais plus. Mais voilà que ces lectures-là me reviennent à présent, qu’elles me semblent s’accorder à l’humeur du moment.
Et en même temps, et heureusement, la contredire…
Vous savez bien, l’envers de la pièce, ce que cachent les choses, la vie, les gens…
Un mur invisible…
Un virus….