Un homme amoureux par Karl Ove Knausgaard

Cet auteur, norvégien, écrit sa biographie ; un tome est déjà paru,  » la mort d’un père » et il continue de se raconter, et sa famille, et son travail d’écrivain. Il vit désormais à Stockholm, en Suède, avec Linda, la femme qu’il aime, et ils décident très rapidement, depuis le début en fait, d’avoir un enfant.
Il raconte comment il rencontre Linda, comment il ne la conquiert pas, d’abord, ses doutes, sa peur, sa soif d’elle , l’éblouissant amour du début, et puis assez vite, en même temps quasiment, les disputes, la mésentente – de la Suède à la Finlande il n’y a pas qu’un petit pas, la façon différente d’envisager l’amour et la vie à deux. Et cette vérité absolue qui est que sa soif et sa faim et son obligation d’écrire dépasse tout, avale tout sur son passage, n’est compatible avec rien d’autre que soi… au grand dam de ceux qui aiment un écrivain tel qu’Ove Knausgaard.
Linda comprend, elle le sait comme ça, et elle ne le comprend pas, il ne devrait plus être TOUJOURS comme ça. De même que la maternité l’a changée, il devrait avoir lui aussi changé… de priorité, avoir acquis un autre sens de la responsabilité.
C’est un gros récit autobiographique, dans lequel l’auteur ne se fait grâce de rien, ni à nous, ne se ménage pas, ne s’excuse pas du mal qu’il entraîne dans son sillage et le rend publique, parce qu’il ne peut dire autre chose que la vérité, qui est cela et rien d’autre.
Il dit tout l’enjeu de cette vérité qui s’impose à lui, et qu’il lui faut imposer aux autres. Cette forcément mise à distance de la vie réelle… y compris pour écrire la vie réelle. Ne plus appartenir à rien d’autre qu’à cet embryon de livre qu’il va falloir faire grandir, mot à mot, comme le foetus prend des centimètres.
Se concentrer, et se consacrer, entièrement, à cette obligation-là qui ne tolère plus aucun partage.
On retrouvera la vie et les gens qu’on aime après, plus tard.
C’est âpre, étouffant parfois, et puis soudain, plus du tout, quand il parle de la naissance de son enfant, qu’il la décrit par le menu, de son point de vue de père débutant, qui veut tellement participer à cet évènement monopolisé par le corps souffrant de sa femme. Dans cette souffrance là, il l’accompagne, il aimerait faire corps avec elle, mais dans son désir de le retenir ensuite, captif de cet amour pour elle et l’enfant, il se rebelle, s’enfuit, s’enferme seul, ailleurs, pour écrire. IL FAUT QU’ELLE COMPRENNE.
Il peut la perdre, à se comporter ainsi, mais elle peut le perdre, à exiger autre chose de lui.
C’est un dur combat que de vivre ensemble.

Difficile, évidemment, de ne pas se sentir peu ou prou concerné quand on est un écrivain ( même tout petit pour les tout petits !!!)
Rend – on, parfois, souvent, par notre ou nos absences y compris quand on est là physiquement, oui, rend -on parfois difficile, voire intenable, la vie de ceux que l’on aime et qui attendent tout autre chose de vous, même s’ils vous aiment aussi, et parfois d’abord ! pour cela.
George Sand travaillait la nuit, jusqu’au petit matin… s’occupait des autres et de la vie domestique dans la journée.
A ma minuscule mesure, je ne suis pas ainsi. Au contraire pourrais-je dire. Je n’exige rien d’autrui quand j’écris, si on m’interrompt, que le téléphone sonne, je réponds, je prends même plaisir à bavarder un moment avant de reprendre là où j’en étais. Je ne me suis jamais dispensée de faire le ménage et les courses et de préparer les repas, y puisant même, souvent, de nouvelles idées, parfois incongrues, en tout cas, inattendues. J’aime en fait, quand le quotidien réclamant son dû, s’immisce dans mon imaginaire. Cela me sert à ne pas perdre de vue que je ne suis supérieure à personne et que mon travail d’écriture n’est qu’un travail d’écriture, pas une mission supérieure aux autres activités humaines. Il se trouve qu’en plus j’y prends grand plaisir ce qui est tant mieux.
Cependant, je ne suis qu’un minuscule écrivain pour les tout petits à qui je ne dois que donner de quoi nourrir, étonner et ravir leur petit être. Si j’étais un grand écrivain même pas norvégien ! je ne me traiterais peut-être pas ainsi.
Cela ne signifie nullement, par ailleurs, que je pense moins signifiant ce que j’écris que ce qu’écrivent les écrivains qui s’adressent aux adultes, loin de là. C’est seulement un travail différent, une différente façon de dire et d’écrire, qui réclame plus que d’avoir une bonne idée et les mots pour la dire.
Qui réclame de ne rien ignorer des fatigues de la vie, de l’enchevêtrement du trivial et du sublime, comme l’enfant réclame le pot pour faire caca au beau milieu de votre belle histoire et là le plus pressé, le plus urgent, on voit bien ce que c’est !
C’est non seulement SAVOIR, mais vivre quotidiennement cela, qui donne aux histoires écrites pour les enfants, une vraie ressemblance avec la vérité !
La vérité dans ses lignes les plus simples, les plus épurées… comme les ronds soleils et les triangles montagnes d’Etel Adnan…

ETEL ADNAN

Cela fait des mois que j’ai laissé deux livres, en évidence, sur le rebord de ma fenêtre, afin de garder en mémoire son nom, et les couleurs de ses dessins, simples comme ceux des enfants.
Elle s’appelait Etel Adnan, et un petit encadré de l’un de ses tableaux, dans Télérama peut-être, m’avait attrapé l’oeil qui vagabondait sur les pages destinées aux arts ( je n’ai pas la culture qu’il me faudrait ni pour analyser et encore moins juger ce que l’on me présente comme une oeuvre d’art)
Il s’agissait, dans ma mémoire, d’un simple rond rouge-orangé qui flottait au-dessus d’une ligne bleue, sans doute de lac ou de mer , et quelques lignes en pente douce, dunes, collines ou montagnes… enfin, c’est ce dont je me souviens, mais ce qui me laissait sidérée, était l’impression de paix profonde, de silence qui se dégageait de cet  » à peine paysage » offert à ma vue. On ne pouvait dire exactement ce que l’on voyait et pourtant les traits étaient d’une précision parfaite, comme une géométrie de paysage dégagé de tout superflu, jusqu’à l’horizon.
Un équilibre parfait qui vous rendait heureux.
Du coup, je m’étais rendue à l’exposition proposée aux amateurs et c’était dans une galerie, près du Parc Monceau ce qui tombait bien car cela faisait une éternité que je n’y avais pas mis les pieds, alors que nous nous y rendions souvent, le dimanche, avec nos jeunes enfants, qui y envoyaient des bulles de savon à tout vent, y faisaient du patin à roulettes.
Je me souviens de ma surprise en découvrant que les tableaux étaient tout petits, ce qui est souvent le cas quand on va visiter une exposition, on est toujours étonné par le format des oeuvres dont on avait eu une idée grâce à une photo, un reportage. Mais j’y avais retrouvé ce qui m’avait conquise dans le bref article lu, la simplicité des traits, la tendre harmonie des teintes, des couleurs, la lumière partout, et si peu d’éléments que le regard se fixait intensément sur ce qu’il voyait, de façon presque hypnotique.
J’ai souvent repensé à elle quand j’entends parler, à tout va, de « sobriété heureuse ».
Apprendre sa mort m’a peinée, comme si le monde, sans elle, allait beaucoup se compliquer.
Voilà.

Par curiosité j’avais acheté aussi, sur son merveilleux titre :  » le prix que nous ne voulons pas payer pour l’amour » C’est un texte minuscule qui là aussi va à l’essentiel : se regarder et les autres, et le monde, avec « les yeux du coeur ». Et cela a un prix, lourd parfois, souvent. Certains, comme les Saints le payent de leur vie, d’autres payent cette passion de l’absolu d’une absolue solitude. Que dire de l’amour quand il n’est pas une idylle ? Quand il est , ou devient, essentiel ?
Et là, curieusement, alors qu’on se voyait embarqué dans un parcours – bref, mais costaud ! – philosophique, non, pas du tout, elle raconte un souvenir d’enfance, sensuel, heureux, qu’elle doit à la mer et à sa mère : quand elle pataugeait dans l’eau, entre les rochers…
Et soudain, on  » sent » mieux encore ce qu’elle a peint, qui n’est peut-être jamais que cela depuis toujours, cette re-création de ces récréations-là, près de sa mère, à la mer, entre les rochers.
Elle patauge encore, toujours, dans l’eau et les couleurs.
Afin que ne meurent jamais les étés…

Je vous souhaite à tous un très bel été.

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Lu quelque part, je ne sais plus où, noté en tout cas, qu’une héroïne de Faulkner disait à son amant que  » la valeur de l’amour est la somme de ce qu’on est prêt à payer pour l’obtenir et chaque fois qu’on l’obtient à bon compte, on se vole soi-même. »
ça se discute ?
On peut dire ça de beaucoup d’autres choses aussi, non ? Du bonheur, de la réussite, de la gloire…
Et se voler soi-même, ne se sent -on pas plus léger ? D’autant qu’on ne peut en vouloir à personne…
Bref, comme le bac est passé, que ce sont les vacances, je vais m’arrêter là.
Retournons à Etel Adnan, si discrète et aujourd’hui plus encore, et bonnes vacances !

GEORGE SAND par Henry James

Je dois dire que j’ai souvent décidé de me remettre à lire un livre ou un autre de l’écrivain américain Henry James, ayant souvent commencé et le plus souvent jamais terminé ses romans. A chaque fois, le début et l’écriture me fascinent, et puis à mi chemin, je cale. Un peu comme avec Marcel Proust dont il est d’ailleurs, peu ou proust ! absolument contemporain. Est-ce le fait, peut-être, que tous deux ont mené des vies très éloignées de celles de la moyenne des gens, vivant tous deux dans les conditions matérielles très confortables de la bonne bourgeoisie de leur époque, sans souci trivial de fin de mois et de paiement de loyer ou de gaz, ni même celui de se préparer à manger ? Est-ce parce que chaque texte sent tellement l’esthétisme anglais ou français, est tellement  » raffiné » que cela m’éloigne de sentiments que j’ai pourtant éprouvés, et que je pourrais donc, à priori, facilement partager ?
Sentiments distingués : c’est ce qu’on écrit au bas d’une lettre officielle.
Il me semble que ces mêmes mots pourraient se retrouver en bas de chaque page de ces deux auteurs.

Mais, j’ai rédigé une toute petite bio de George Sand pour Bayard ( voir dans mes parutions) et je ne me suis pas servie de ces réflexions qu’Henry James avait mené sur elle, ne l’ayant pas trouvée en bibliothèque au moment où j’y travaillais.
Je suis tombée dessus récemment, et l’ai lue. Et avec grand plaisir ! Y retrouvant exprimées mieux que je n’aurais su le faire, les réflexions très fines et très joliment écrites que lui ont inspirés à la fois la vie et l’oeuvre de George Sand. Il en admire l’audace féminine, la profusion des publications que lui ont inspirées ses rencontres amicale, amoureuses, ou simplement humaines, son désir de transparence jusqu’à ne pas craindre ni de briser certains tabous, ni d’avouer son humaine faiblesse, ses contradictions, ses doutes…
Bref, il aime George Sand, ce qu’elle est comme ce qu’elle écrit qui d’ailleurs, le plus souvent se confondent. Et il loue grandement son absence de calcul et d’avides ambitions, sa seule avidité étant d’aimer et d’être aimée.
Il va jusqu’à lui reconnaitre et absolument du génie.
Bien sûr, il n’échappe pas totalement à la vision machiste de son époque, déclarant que son génie est féminin, mais que sa force, sa véhémence, son énergie, toutes qualités absolument viriles et que par exception elle possédait, ont été à la base de faire de cet femme -écrivain, un génie<; bref, elle doit son exceptionnel destin de diva et d’écrivain si bien inspiré à des qualités par essence, masculines…
Mais ce qui m’a touchée, et vient contrarier ce que j’ai exprimé au début de cet article, c’est qu’il trouve remarquables et ne s’en moque nullement, les débuts de George – avant qu’elle ne fût George Sand- ceux ou elle cherchait vulgairement un emploi, se demandait ce qu’elle pourrait bien faire pour gagner un peu d’argent et assurer ainsi son indépendance, peignant de petits éventails et boites à gants ou autres avec un petit talent, et qu’elle fut bien soulagée et bien reconnaissante en découvrant qu’elle pourrait gagner sa vie en écrivant.
L’absence de condescendance de James, expliquant les débuts de George, m’a plus que plu, elle m’a émue.
Ainsi que sa description imagée du style de George, qui dès l’entrée, sonne juste, et sent bon !
 » Elle écrivait comme le oiseaux chantent » dit-il. Et c’est tout simplement vrai.
 » Sa langue eut jusqu’au bout un parfum de bruyère et de chèvrefeuille »

Et c’est tout simplement vrai.


Il admire la composition naturelle de ses écrits, la souplesse de son style, elle dit que c’est comme un don du ciel, il pense cela également et il loue grandement « son bon caractère », le fait qu’elle ne pontifie pas, même sur les grandes choses, ne soit jamais, en ses succès, vaniteuse, en ses échecs, pleine d’aigreur.
Qu’elle ne s’illusionne sur rien, ni sur ce qui a fait son succès, ni sur ce qui – quand la mode sera passée, le défera, et que ni ceci ni cela jamais ne l’empêche d’écrire comme elle en a envie et comme elle le sent.
Bref, il lui reconnaît si grand talent, si sincère, qu’elle est une des rares auteurs capable de traiter de la laideur comme de la beauté, et ainsi de presque tout.

Ce tout petit essai est paru au Mercure de France et en dit tout autant sans doute sur Henry James – ce qu’il admire et ce qu’il méprise, déteste- que sur George Sand…
A signaler qu’Henry James fut américain mais passa une grande partie de sa vie à Londres et prit la nationalité britannique un an avant de mourir !

Aux filles du conte

C’est un mince petit livre de Thomas Scotto, paru aux éditions du Pourquoi pas ? qui mènent de plus en plus un travail sur mesure pour certains textes exigeants, un peu à part, ce qui est le cas de celui-ci.
Thomas l’a dédié à son amie Anne Sylvestre et mis en exergue ces mots-d’elle ( ces modèles…)
 » J’étais celle qui attend
Mais je peux marcher devant
J’étais la bûche et le feu
L’incendie aussi je peux »
Dans  » une sorcière comme les autres », beau titre s’il en fut ! ( ou fût si l’on veut mettre sur le u un petit chapeau mais il n’est pas pointu !)

J’étais une peur bleue…
dit la première phrase, et est esquissé, juste à côté, d’un trait fin et ombre bleue, une petite fille aux longs cheveux. Avec un petit pois vert dessous, comme dans  » La princesse au petit pois ».
Le texte, poétique, fait l’inventaire des petites filles des contes, qui toutes auront connu cette peur terrible, de se perdre dans les forêts, de se voir disparaître carrosse et beaux habits pour retrouver haillons et citrouille, d’être testée par un amateur de petits pois, de disparaître derrière un rideau d’épines, d’être endormie pour une presqu’éternité. Que d’épreuves pour donner peur aux petites filles ! Faut-il qu’elles en montrent du courage et de la persévérance pour rien moins que devenir ce qu’elles sont !
A présent, dit celle-ci, à présent je préfèrerai la fuite ( entendez course ! plutôt, car plus rien ne l’effraiera. Elle a eu assez peur comme ça ! ) Elle ne s’effacera plus devant les puissants et les forts, ni même les princes ensorceleurs, elle  » nagera à contre-courant « 
 » Je serai le chemin, le voyage et l’ivresse » s’emporte -t-elle dans un bel élan.

Les petites filles des contes s’affranchissent des codes, et l’écrivain, tous les écrivains, peuvent l’applaudir, la soutenir, cesser de la mettre dans des situations impossibles, de leur donner, sur le conseil avisé de vieux bonhommes de lettres, les apparats du conte : une mauvaise situation de départ, une quête à mener, pleine d’embûches dont elles ne pourront se dépêtrer qu’avec l’aide  » d’adjuvants » bien intentionnés, fée, sorcière, prince, petits nains, magicien…
A bas le schéma du conte, ce terrible corset qui les a des siècles enfermées et les auteurs avec elles !
A présent, elles comptent sur-elles-mêmes, et nous contons avec elles,  » plus jamais évaporées, écrasées, avalées ni perdues »

« Je serai l’horizon rouge  » dit crânement la petite fille- autrefois toute de peur bleue du conte renversé de Thomas Scotto.

C’est un texte très bref, très dense, illustré et mis en page soigneusement et brillamment par Frédérique Bertrand. J’ignore ce qu’en penseront les petites filles, si elles se priveront facilement de l’attirail habituel des princesses en détresse, si elles ne continueront pas – encore un peu de temps monsieur le bourreau- à préférer le rose bonbon, le prince à mériter et les paillettes. Mais l’injonction de Thomas, j’espère, trouvera un bel écho auprès de tous ceux et celles qui écrivent pour les enfants.

On pourra, bien sûr, inverser un peu les rôles, ce ne serait que justice que le prince ait une peur bleue d’être tué par une marâtre, devoir nettoyer toute la maison du sol au plafond et s’appeler Cendrillon ( ça va tout aussi bien, comme prénom, à une fille qu’à un garçon !) et se retrouver à poil à minuit et sans sa bagnole s’il a perdu sa montre !
Mais je prêche, tant qu’à faire, pour d’autres structures, moins évidentes, d’autres renversements, moins simplistes.
Car j’ai toujours détesté  » les schémas narratifs » qui corsètent les histoires, les empêchent de prendre des chemins de traverse, d’être heureux de se perdre, d’arriver n’importe où et s’en trouver fort bien, j’applaudis des deux mains !
( je ne sais pas pourquoi ça s’est mis en bleu et souligné, et je n’arrive pas à l’enlever ! Chouette ! Les petites filles se marrent comme des chipies, me prennent au mot et font n’importe quoi de mon texte !)


J’aimais pas la récré !

C’est un livre écrit par Erik Poulet-Reney, et paru aux éditions Oskar, dans la collection poche « C’est ma vie ! » ce qui en annonce la couleur.
Il va en effet s’agir de la vie – ou plutôt de la survie – de Samuel, écolier des années 70 dans une école
mixte de village. Les garçons le devinent plus fragile qu’eux, lui empoisonnent l’existence, le brutalisent, le rejettent. C’est seulement au coeur du petit cimetière et des enfants morts – nés, devenus des anges, que Samuel éprouve un sentiment de paix, de réconfort. Les petits morts ne lui demandent pas d’être ceci ou cela, ne le jugent pas. Peut-être, d’une certaine façon, l’enfant dont le coeur meurt à petit feu sous les
coups et blessures infligées par ses contemporains, se sent-il souvent plus près des morts que des vivants.
Erik P. Reney raconte l’enfer subi.
Les vexations, les insultes, les attaques en règle, les pauvres tentatives de Samuel pour désamorcer ces bombes de haine dont les éclats le déchirent, et surtout, cette interrogation toujours sans réponse : – pourquoi ? Pourquoi cette haine-là contre moi qui ne ferait pas de mal à une mouche ? Quel atroce anomalie est-ce que je porte, en moi, invisible pour moi mais évidente à tous les autres garçons ? Est-ce dans mes vêtements ? Dans ma voix ? dans mon regard ?
Il sait qu’il n’est pas un garçon comme les autres. Même s’il s’entraîne comme un sportif de haut niveau pour le devenir, espérant, qu’un jour, à force de volonté – ou d’être devenu champion dans l’art de la dissimulation – rien ne le distinguera plus vraiment des autres.
C’est ce qu’il croit, ô joie, à ses premiers mois de collège, nouvel élève parmi tous les nouveaux. Mais ça ne dure pas. A nouveau, il est mis à l’écart – et même par le prof de sport, qui le maltraite.
Heureusement, au collège, il y a une fille, Elsa, ostracisée elle aussi, toute recroquevillée sur elle-même.
Une petite fille placée chez deux vieilles personnes, en famille d’accueil. Ils continuent de se faire insulter, mais à deux ! « Frère et soeur de souffrance. » Est-ce ainsi moins douloureux ainsi ? Non, pas vraiment, les souffrances ne se partagent pas mais plutôt s’ajoutent…
Jusqu’au jour où tout va sortir ! Dans une rédaction, d’abord, puis dans un cahier où Samuel va tout dire, dénoncer la maltraitance, la malfaisance, les brimades et vexations subies, tous les  » papillons noirs » qu’il tente d’oublier en dansant seul devant son miroir…
Les mots sont entrés dans sa vie, eux, espère-t-il, ne le trahiront pas, et peut-être même, s’il se laisse porter par eux comme par une longue, immense vague, surfera-t-il, heureux, délivré du poids de la méchanceté des autres et de l’indifférence du monde.
Mais après une énième attaque, celle de trop, malgré le secours de la confession dans le cahier, Samuel, à bout de force, s’enfuit. Vidé.
Avez-vous remarqué que toujours, quand on prend la fuite, à un moment, inévitablement, on « tombe » sur l’eau ? Un puits, une mare, une rivière, un fleuve, la mer… Quelque chose de liquide et de profond, qui coule sans fin, comme les larmes qui viennent du fond du coeur et des yeux…
Samuel longe le fleuve…

Cette histoire, on sent qu’Erik P. Reney l’a longtemps portée en lui avant de la lâcher, comme l’enfant qui l’a vécue aurait lancé une bouteille à la mer. L’auteur ne demande plus secours pour l’enfant Samuel, c’est trop tard ; mais grâce à son récit, sans doute décidé d’un coup, écrit dans l’urgence, comme en apnée – il semble parfois que les mots se bousculent pour sortir comme les enfants prisonniers toute la journée se bousculent à la grille de sortie – la bouteille devient une arche de Noë où embarquer tous les enfants maltraités, à la récré, ailleurs et partout ; tous les enfants humiliés d’aujourd’hui et toujours à sauver.

Ce à quoi s’emploie généreusement l’écrivain d’aujourd’hui.




ETAT DES LIEUX par Deborah Lévy


Je ne connaissais pas encore cet auteur et me suis fait offrir ce livre après avoir lu quelque chose sur elle, je ne sais plus où, je ne sais plus quand, mais me restait l’impression que je pouvais aimer.
Eh bien, pas déçue !
C’est impertinent et drôle, dixit la quatrième de couverture qui ne nous allèche pas pour rien, car ça l’est, effectivement.
Est-ce autobiographique ? En tout cas, on dirait bien. C’est écrit à la première personne du singulier et le mot singulier n’est pas usurpé !
Deborah Lévy, donc, ou son avatar, nous raconte sa vie d’écrivain parvenue à l’âge ( la soixantaine) où elle se retrouve seule, les enfants partis, et cherchant un lieu où atterrir. Elle a en tête une maison qu’elle rêve, augmente et embellit à mesure de ses envies, et selon ce qui lui arrive dans sa vraie vie, si tant est qu’on ait une vraie vie quand on passe la plupart de son temps à imaginer… Ce qu’elle pense, elle l’écrit, ce qu’elle fait, elle l’écrit, ça ne coïncide pas toujours, loin s’en faut. Elle fait le bilan de ce qu’elle a, de ce qu’elle n’a pas ou plus, de ce qu’elle a perdu, de ce qu’elle pourrait avoir ou pas, tout cela s’emmêle dans sa tête et elle ne le démêle pas pour nous, pensant, sans doute à raison, qu’on est bien toutes comme elle et que donc, on se comprendra !
Cette maison qu’elle n’a pas, elle ne la cherche pas vraiment ; elle l’imagine dans tous ses détails – mais parfois elle se ravise sur un truc ou un autre, et sur le paysage qui l’entourera et qu’elle compose aussi, petit bout par petit bout, pr petites touches, à la façon d’un tableau, ou d’un puzzle. Et en même temps, elle voyage à travers le monde, et nous embarque donc, bonnes copines, avec elle. Londres, New York, Mumbaï en Inde pour un festival littéraire, Paris – le 18ème arrondissement, Berlin… Entre chacune de ces villes, petit retour dans son cabanon londonien et auprès de son petit dernier, un petit bananier. Ses pensées, qu’elle nous fait partager, sont tout autant et en même temps réalistes, politiques, romanesques, féministes, drôles, tristes, gourmandes… On rencontre ses amis, son meilleur ami ! qu’elle ne nomme jamais qu’ainsi, tout emmêlé dans son mariage avec une femme qui ne lui dit pas qu’il la rend heureuse alors qu’il est sûr que c’est pourtant bien le cas, et qu’il trompe avec une autre puisque c’est comme ça ! Une meilleure amie, seule aussi, mais qui veut un amant pour lui tenir chaud aux pieds cet hiver point barre ! Et avec eux, ces échanges vifs et drôles, une vie impertinente, à la recherche du et des plaisirs, ce qui n’est pas si bête quand on en est là dans la vie, cette vie chaque jour inventoriée, et réinventée en conséquence de l’inventaire.
C’est le récit diablement intelligent, subtil, et vraiment très drôle d’une écrivaine de notre époque, post Virginia Woolf mais qui n’en a pas fini avec les aménagements et les travaux nécessaires à l’exercice insensé qu’est l’écriture de soi, de sa vie et de celle des autres.
C’est aussi, et c’est ce que je préfère, je crois, les méandres d’une pensée qui se cherche et bifurque sans cesse, la construction d’une maison fantôme meublée et peuplée de fantômes qu’elle convoque pour pallier aux désillusions de la vie plus réelle, qu’elle fait apparaître et disparaître comme ça, en claquant des doigts, et qu’elle révise, replace, remplace, pour que le rêve avance en même temps que la vie.

Sa description de la vie d’un écrivain à Montmartre et ailleurs – mais je peux moins en juger – n’est cependant pas la vie de n’importe quel écrivain… Elle a beau ne pas rouler sur l’or, elle ne semble pas non plus être – comme plein d’autres que je connais un peu, – sur la paille ! Elle va sans cesse au resto, s’offre de belles chaussures, du parfum, est bien logée. C’est une vie instable mais plaisante, d’écrivain qui a bien réussi. Et comme je connais très bien les endroits de Paris qu’elle décrit parfaitement, et sans les caricaturer, la lecture m’en a été d’autant plus agréable.

C’est en cours de route que je me suis aperçue qu’en lisant cet  » Etat des lieux  » qui me plaisait vraiment bien, j’avais commencé par la fin ! Deborah Levy écrit une trilogie autobiographique dont le premier volume était  » Autobiographie en mouvement » , que j’ai donc zappé.
Mais je vais me rattraper, et la rattraper si je peux, car son écriture est pleine de vitalité, et elle court drôlement vite, pour ses 60 ans !

AKIRA MIZUBAYASHI


MELODIE
Chronique d’une passion




J’ai lu dernièrement deux livres de cet auteur japonais qui est mon contemporain – il est né en 1951, soit la même année que mon petit frère – ce qui me l’a immédiatement rendu familier ! De là, peut-être, cette surprise, je n’ai eu aucun mal à retenir son nom, ce qui m’a réjouie comme une preuve que ma vieille cervelle pouvait encore contenir des informations pas si évidentes !
Et je suis rentrée de plein pied dans son oeuvre sur la promesse d’un titre musical et tendre : « Mélodie, chronique d’une passion » En couverture de ce folio, la photo d’un superbe golden retriever beige, son regard noir et d’une infinie douceur tourné vers vous mais qui regarde quelqu’un d’autre que vous, quelqu’un qui se tiendrait peut-être juste à côté de vous comme une ombre – amie, peut-être le maître de ce chien, l’auteur du livre. De sorte qu’avant même de lire l’histoire de Mélodie, vous vous sentez comme le compagnon d’Akira Mizubayashi, prêt à partir en promenade avec lui et sa chienne Mélodie, sur le chemin de leur vie. C’est une très belle photo de couverture
Mélodie a été achetée, un été, pour la fille adolescente de l’écrivain – elle porte le beau nom double de Julia-Madoka, qui en rêvait depuis très longtemps. Et tout au long de ce livre, l’auteur va nous raconter leur vie à tous les quatre, lui, sa femme, leur fille et Mélodie. Le livre commence par la fin, la fin de la vie de Mélodie après 12 ans de vie commune et d’amitié ; les mots vont à la fois remonter le temps, la faire renaître et revivre, et devenir son tombeau. Un tombeau transparent, où on la verra éternellement, un monument de verre et de mots.
Mélodie est l’histoire d’un amour inconditionnel, et partagé.
Mélodie est l’histoire d’une vie entièrement dévouée à prendre soin et aimer.
Mélodie est un hommage à cette  » vraie bonté de l’homme qui ne peut se manifester en toute pureté et toute liberté qu’à l’égard de ceux qui ne représentent aucune force » ( Milan Kundera )
La vie, le bonheur ou le malheur de vivre d’un animal domestique dépend entièrement de son maître. Il est à sa merci. Akira Mizubayashi va tout autant se dévouer à Mélodie qu’elle se dévouera à lui. Il va tout autant chercher à la comprendre, à lui rendre la vie aussi belle et heureuse, qu’elle va s’appliquer à le faire pour eux et pou lui. Mélodie est membre à part entière de la famille et ils vont partager avec elle un langage que le coeur et les rituels inventera et qui leur appartiendra en propre.
Akira Mizubayashi est d’origine japonaise, mais il a décidé, très jeune, que la langue française serait sa vraie maison, et il y est parvenu. Il aime aussi passionnément la musique – d’où ce nom de Mélodie – a le souci de la minutie, et de dire à la perfection les plus petites choses, les nuances et les couleurs, le rythme, la tonalité, tout ce qui fut partagé tout au long de ces années de vie. Il y met toute sa sincérité, pour tenter d’être à la hauteur de l’amour pur et inaltérable qui lui fut donné par Mélodie. Il ne doit pas plus tricher en racontant, qu’un chien – ou tout autre animal que vous accueillez dans votre famille sans doute – ne triche en vous aimant. Et c’est comme en musique, ou, en faire trop, altère et défigure… la mélodie.
Mélodie partage la vedette avec la musique, passion de Mitsubayashi – pour celle de Mozart en particulier et un chapitre porte le titre Mozartien, bouleversant :  » que je t’oublie ? – N’aie crainte, toi que j’aime. »
Pas plus qu’Akira Mizubayashi le lecteur n’oubliera Mélodie.
Bref, c’est un très beau livre… nom d’un chien !

UNE LANGUE VENUE D’AILLEURS
Akira Mizubayashi



Conquise par son écriture et dans la foulée, j’ai lu de ce même formidable écrivain  » Une langue venue d’ailleurs  » toujours en Folio. Le récit de sa « conversion  » décidée au français.
En quatrième de couverture :
 » Le jour où je me suis emparé de la langue française, j’ai perdu le japonais pour toujours dans sa pureté originelle. Ma langue d’origine a perdu son statut de langue d’origine. J’ai appris à parler comme un étranger dans ma propre langue. Mon errance entre les deux langues a commencé… Mais justement, c’est de ce lieu, ou plutôt de ce non-lieu que j’exprime tout mon amour du français, tout mon attachement au japonais.
Je suis étranger ici et là et je le demeure. »
Il s’agit du récit passionnant de l’enfance et de la jeunesse de l’auteur, japonaise d’abord, de la sensation qu’il lui fallait sortir de la gangue du japonais que lui avait imposé le lieu de sa naissance et dont il ne voulait pas rester prisonnier. Très tôt, grâce à son père, professeur très désireux de s’instruire toujours plus et d’ouvrir portes et fenêtres sur la culture ( musicale en particulier ) à ses enfants, Akira va se familiariser avec la langue française qu’il va écouter des jours et des heures durant, sur un petit magnétophone à cassettes, comme on écoute de la musique, avec la même ferveur, le même bonheur. C’est sa musique à lui tandis que son frère apprend le violon et manifeste en musique un tel talent que leur père sacrifie son sommeil pour que l’enfant prenne chaque sommeil un cours de musique à Tokyo, voyage qui nécessite de partir à l’aube et de faire 14 heures de train !
Alors, quand je constate le souci constant d’Akira Mizubayashi de travailler encore et encore sa musique à lui, des phrases et des mots qui remplissent les lignes et les pages comme les notes de musique sur leurs portées que son frère travaillait tout aussi intensément, je me dis que tout cela vient de ce père, éducateur exigeant et aimant. Ainsi ne s’est-il pas reconstruit par le français en opposition et contre le japonais et sa famille, mais plutôt pour s’augmenter mentalement, acquérir, eu fil du temps et de la vie, une autre et nouvelle agilité, se dépasser et ses propres limites d’origine, et familiales, exactement comme l’avait fait son père en allant, de nuit et après des journées harassantes, prendre des cours et étudier, encore et encore.
Notre auteur, intelligent et travailleur, choisira d’étudier le français dès le lycée, et, ayant rapidement acquis la conviction qu’apprendre le français serait le grand projet qui lui prendrait TOUTE SA VIE, en vue de cette nouvelle naissance à lui-même, il obtiendra une première bourse pour venir suivre des cours à Montpellier ( dont il prendra un peu l’accent ) Il raconte avec humour ses débuts en France, ses douloureuses bévues, son dépaysement – il rédige ses devoirs au crayon à papier ce qui lui permet d’effacer sans ni raturer ni cochonner sa copie mais surprend ses condisciples et ses professeurs – et rend hommage à tous les enseignants qui l’ont formé, l’ont construit dans cette nouvelle langue et aux auteurs français auxquels il doit beaucoup, voire tout : comme Rousseau. Il suivra, sur Rousseau, le cours de Jean Starobinsky, et pour avoir étudié à la Sorbonne à la même époque qu’Akira, j’ai retrouvé en ces pages, le cours suivi, et l’admiration que nous avions alors pour l’étude qu’il faisait de Rousseau dans  » La transparence et l’obstacle ». ( Je garde encore, précieusement comme une relique ! une dissertation sur « le rêve de bonheur dans la Nouvelle Héloïse  » à laquelle mon professeur avait attribué la mirobolante note de 17 ! et un commentaire très élogieux. Elle est dans un tiroir à la cave, et quand je tombe dessus, tout me revient de mes « rêveries de promeneuse solitaire » ! au quartier latin de l’époque, de l’amphi Richelieu à la Sorbonne, du printemps au jardin du Luxembourg, du resto U à 1fr40, et puis de mai 68, des slogans qui fleurissaient sur les murs etc etc… Bref, ce chapitre est pour moi une véritable madeleine…)
Mizubayashi fut ensuite admis à l’école normale de la rue d’Ulm, passa l’agrégation en français, suivit le cours de Roland Barthes au collège de France, fit un cursus magnifique, un sans faute. Il rend bel hommage à tous les illustres ou moins illustres professeurs qui l’ont guidé dans sa découverte d’une autre façon, occidentale, de dire, de lire et de penser, épousera une française, sa belle est prénommée Michèle ! – et bien sûr, tout de suite, on a à l’oreille la chanson des Beatles ! et ils auront une petite fille Julia- Madoka que j’ai déjà citée puisqu’elle est à l’origine de l’adoption de la chienne Mélodie et du récit qui s’ensuivit.
Akira Mizubayashi, ni japonais ni français mais non perdu pour autant puisqu’il habite avec amour ces deux langues, la choisie et la non choisie, est un écrivain qui dit se sentir toujours un peu décalé et se trouver bien dans ce perpétuel décalage.
Après lecture de ces deux livres, à la belle écriture travaillée mot à mot, phrase à phrase comme un compositeur travaille le son sur sa partition, je peux affirmer que le lecteur aussi se trouve bien dans cet entre deux-là, auprès de lui et non loin de Mélodie avec laquelle il pouvait bien parler n’importe quelle langue pourvu qu’avant de passer par la bouche, elle soit passée par le coeur.

Le musée des redditions sans condition par Dubravka Ugresic.

Pardon pour les accents qui manquent sur le nom de cette auteur, et que je ne sais comment obtenir sur mon clavier ; un petit v au-dessus du s et un accent aigu au-dessus du c !

Dubravka Ugresic est croate ( l’on me signale en quatrième de couverture qu’elle y est un écrivain majeur ! ) mais je n’avais ni entendu par ni rien lu d’elle. Ce livre en fut une belle occasion et je l’ai beaucoup aimé.
« Le Musée des redditions sans conditions  » est aussi une histoire d’exil – comme  » Les déracinés » dans mon article précédent. Il faut croire que mon petit exil volontaire estival en Charentes maritimes m’a inspiré l’envie de lire des récits d’exils plus radicaux, plus nostalgiques… A qui et à quoi avais-je, en fait, envie de dire adieu, c’est une autre histoire…
Dans ce livre très hétéroclite ( on s’y perd un peu mais ce n’est ni grave ni désagréable ) on passe d’une époque à l’autre, d’une femme à une autre – la mère et la fille- de Zagreb à Berlin en passant par Belgrade. On traverse plusieurs époques et toute l’ex Yougoslavie. Comme si on ouvrait et refermait sans cesse des valises, vrais départs, errances, détours, faux retours, souvenirs emmêlés. On perd la notion du temps qui passe, les liens se font et se défont, le souvenir se perd, se retrouve, on s’interpelle en une langue, en une autre, une montagne d’anecdotes, de souvenirs et on ne fait pas le tri. Il faut tout sauver.
C’est aussi un texte sur la force des femmes, sur leur désir toujours insatisfait de trouver le bon chemin, le meilleur chemin qui va de ceux qu’on aime à soi, et vice versa. Ce sont les fils secrets qui relient mères et filles, amies, qui les FONT mères et filles, amies, et le temps passant, la mémoire élastique de ce qui les relia ( livres, films, maisons, repas, visites, promenades, amours, tous ces passages qui sont aussi des frontières ).
C’est un livre de bric et de broc, souvent très drôle, inventif dans sa forme comme dans son contenu que l’auteur compare d’ailleurs à ce qu’en 1961, on trouva dans le ventre de Roland ! L’éléphant de mer du zoo de Berlin qui venait de mourir, et donc l’estomac était un vrai inventaire à la Prévert !
Malgré son caractère protéiforme, le texte sonne toujours juste et il est donc remarquablement traduit.
Et puis, j’ai aimé qu’au coeur de ce vertige provoqué par la longue chute dans le temps qui passe, on se raccroche à la tendresse et à la compassion qui l’accompagnent : tendresse et compassion pour ceux qui aiment, ceux qui ne sont pas aimés, la jeunesse, la vieillesse, ceux qui se sentent seuls, ceux que leurs souvenirs attristent, ceux qui pensent trop, ceux qui ont peur, ceux qui lâchent tout…
On est tous des exilés, des rescapés, on cherche tous la veilleuse, la merveilleuse petite lumière d’espoir dans le noir.
C’est un livre où les regrets vous tombent dessus tout doucement, comme tomberait, à l’automne, une tardive et douce pluie de printemps.

LES DERACINES par Catherine Bardon

J’ai beaucoup lu, ces derniers mois, mais peu écrit sur ces lectures. Je vais essayer de rattraper un peu ce retard pour ceux que mes choix et ce que je peux en dire intéressent.
Un de ces livres  » Les déracinés » écrit par Catherine Bardon, devrait plaire à un grand nombre d’entre vous. Il est paru en format poche … et plus de 750 pages ! Mais pas d’affolement : on le lit comme un feuilleton, le début d’une saga, on tourne les pages sans s’arrêter, on ne peut quitter ces personnages attachants, ni leur histoire si romanesque.
Je ne le savais pas, mais un premier kibboutz est né en République Dominicaine, en 1940 ! Peuplé d’émigrants juifs allemands, autrichiens, tombés là par hasard après un long et périlleux voyage, et s’être faits refouler par les Etats Unis où ils désiraient se réfugier, loin de la terrifiante barbarie nazie qui régnait dans leur pays d’origine. C’était une destination par défaut, mais ils y furent généreusement accueillis, et ces pionniers tombèrent rapidement amoureux de ce magnifique pays tropical, luxuriant, hédoniste et gai. ILs s’ installèrent dans un endroit dénommé Sosùa et tous ensemble, courageusement rebâtirent leurs vies sur ce nouveau rivage, et sans jamais oublier leurs racines, sur ce nouveau continent, surmontèrent la tourmente dans laquelle l’Histoire les avait entraînés, et construisirent énergiquement la suite de leur histoire, apaisée.
L’auteur, Catherine Bardon, se dit amoureuse de la république dominicaine qu’elle a beaucoup parcourue en voyageuse et photographe. Ce livre est à la fois un roman et un récit très inspiré de personnes et faits réels, et bien sûr, des sombres évènements historiques de cette époque. Elle en donne à la fin, un sommaire très précis. Les personnages, inventés, sont généreux et nous emmènent avec eux comme des compagnons de route ; ils sont sympathiques, pleins d’élan, nous font partager leurs difficultés d’intellectuels à devenir constructeurs et paysans, mais aussi ce qu’il y a d’exaltant à tout repartir de zéro, à tout recommencer – comme l’espéraient de tout coeur et de toute leur âme, ceux qu’ils ont dû laisser agoniser dans la tourmente européenne.
On y suit surtout la vie d’un jeune couple, celui formé par Almah et Wilhem, sur un bonne moitié du livre, ils sont encore à Vienne, cette ville éclatante d’art et de culture où ils adorent vivre, d’abord heureux, amoureux, jeunes mariés d’un milieu très favorisé, et puis le temps y devient affreusement lourd, oppressant, mortifère, ils ne s’y résignent pas, s’y débattent, jusqu’à l’inévitable rupture et la fuite. On les suit dans leur interminable voyage, on partage leur immense fatigue, leur affreux chagrin, et puis, bientôt, la nouvelle énergie, sublime, qui naît de ce nouveau pays composé d’une variété de plantes, de couleurs, de douceurs, de beautés infinies dont, unis, rassemblés par la même misère, ils vont nourrir leurs pauvres corps et coeurs fracassés.
Jusqu’à ce qu’ils redeviennent, – et c’est là, je trouve la belle et forte idée de ce livre – au fil du temps et des années qui passent, finalement, des personnes très ordinaires…

C’est un livre parfait pour se dépayser, découvrir cette curieuse histoire, méconnue, de cette colonie juive qui s’est inventée là où personne ne l’attendait, et puiser dans cette histoire un peu de cette force et de cette énergie dont tous les protagonistes font preuve en des temps où l’adversité se montrait encore bien plus inventive qu’à présent…

Cerise sur le gâteau, en milieu de parcours, nous avons le plaisir de contempler les photos des évènements et des lieux et des gens, à cette époque et puis maintenant, les vestiges du récit. Une sorte de visite archéologique de l’endroit et de la vie de ceux qui l’animèrent.

Je lis que ce volume, qui se termine sur un extrait du journal de Ruth, la fille du couple mythique d’Almah et Wilhem, a eu une suite, où l’on peut la retrouver, et c’est la promesse d’un nouveau bonheur de lecture ! Cette suite s’appelle « l’Américaine » !

LA PEAU DES PÊCHES

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 » La peau des pêches » est le joli titre, très frais, très imagé, d’un récit paru chez Stock, d’une jeune femme qui se nomme Salomé Berlioux.
Autant le dire tout de suite, je connais Salomé. Depuis très longtemps. Quand je l’ai rencontrée pour la première fois, c’était au fin fond de la Nièvre, dans l’école primaire d’un tout petit village qui m’avait invitée à venir parler de mon travail d’écrivain – jeunesse aux enfants des Cours Moyens. Il y a… une vingtaine d’années.
Cette journée, ni elle ni moi ne l’avons jamais oubliée. Du haut de ses dix ans, Salomé souhaitait déjà devenir écrivain, et, le regard plein d’espoir, m’avait demandé si cela était vraiment possible, ça… quand on habitait là où elle habitait, où il y avait nettement plus de canards et de lapins que d’écrivains… Cela l’était, bien sûr, puisque je venais, comme elle, d’un petit village perdu, moi aussi, et je le lui avais dit. Elle l’avait entendu comme une heureuse prédiction, dont plus tard, chose rare qui prouve sa générosité, elle a tenu à me rendre compte, et à m’en remercier.
Salomé est donc l’un de mes plus jolis souvenirs, une preuve que ces voyages, exaltants, éreintants, que les auteurs – jeunesse entreprennent à travers toute la France et dont personne ne parle jamais, allant d’école de campagne en collège de ZEP, ou d’établissement encagé au milieu des tours d’immeubles en établissement de prestige dans les beaux quartiers, peuvent porter, emporter, enfants et auteurs, vers de très belles contrées. Changer des vies. La leur, et celle de l’auteur aussi ( voir le livre «  Petite » que j’ai rédigé pour les éditions du Pourquoi pas?)

Depuis, Salomé Berlioux a accompli de beaux et forts projets de rapprochement entre ceux qui sont loin de tout, et ceux qui pourraient leur consacrer un peu de temps et d’attention, et les aider à concevoir pour eux comme ce le fut pour elle, une autre vie, quasi inimaginable mais cependant possible.
Salomé est une rêveuse concrète. Partageuse, volontaire. Elle veut voir aboutir ce qu’elle rêve, et aider les autres à aboutir de même.
Elle garde ces qualités -là, dans le récit de  » La peau des pêches », texte personnel, qu’elle mène vaillamment jusqu’au bout. Récit difficile de la lutte que son couple mène depuis quatre ans pour avoir, ensemble, un enfant, alors qu’une grosse difficulté, devenant, au fil du temps, une sorte de  » malédiction  » est tombée sur leur grand amour : chacun d’eux peut parfaitement faire un enfant, mais pas avec l’autre. Ils sont incompatibles.
Salomé, en jeune femme moderne, croit en la médecine moderne, en sa science qui peut tout, ou presque, et pas en la malédiction qui n’existe que dans les contes.
Et cependant, malgré tous les efforts conjoints de toutes les techniques les plus sophistiquées et de la force, l’énergie qu’elle met au service de cette médecine de pointe, les échecs s’enchaînent, de plus en plus invraisemblables, à un tel rythme, que cette jeune femme à qui, jusqu’ici, rien n’a durablement résisté tant elle s’implique jusqu’à la moëlle en tout ce qu’elle entreprend, en vient, malgré elle, à douter que les malédictions n’existent vraiment que dans les contes…

Ce récit contient aussi, naturellement, mille autres aspects beaucoup plus techniques, pratiques, et sera un témoignage précieux pour ces milliers de couples ordinaires confrontés comme le sien à l’extraordinaire. Ils y trouveront des mots choisis avec soin, qui feront écho à leur propre chemin de croix, d’espoir et de renoncements, de révolte et d’acceptation.

Mais pour ma part, auteur-jeunesse habituée des contes et des récits initiatiques, ce qui m’a le plus émue, ébranlée, c’est cette ligne fluide entre la réalité de la vie, et ce qui, quand elle devient incompréhensible, insaisissable, invraisemblable, la transforme en une somme d’apparences qui semblent cacher quelque chose, mais quoi ?
L’ombre qui s’étend, peu à peu envahit tout. A en devenir fou.
Et ruinée, détruite, brûlée, malgré tout continuer de marcher et d’agir sur la scène de la vie, comme si de rien n’était, comme une actrice continue à jouer le rôle qu’elle a appris.
Salomé l’évoque, brièvement : Pourquoi ce malheur – là ? Pourquoi nous ? Qu’avons-nous fait ?
L’auteur que je suis traduit : quelle fée ont-ils oublié d’inviter, de fêter, pour que le malheur plane ainsi sur leur amour ?
Alors oui, toutes les bonnes âmes essaient de proposer des choses concrètes : changer encore de médecin, de méthode, de pays, de partenaire ! adopter, ou  » ne plus manger la peau des pêches » ! et la généreuse Salomé tente de ne pas leur en vouloir de ces dérisoires essais de solution ou de consolation.
Mais elle est allée si loin, la petite fille… Si loin d’eux, de nous, de tout… Dans l’infinie forêt aux sortilèges où ceux qui veulent l’aider ne lui font plus que du mal… Où aimer devient une souffrance de plus…
Si loin…
Nos mots s’évaporent, autour d’elle, pets de lapins !
Alors elle aligne ses propres mots comme de tout petits cailloux pour tenter de nous dire, et de réaliser, par où elle est passée dans la forêt. Non qu’elle veuille en sortir, puisque tout ce qu’elle doit affronter, accepter, transformer, s’y trouve. D’ailleurs, comme dans les contes, son temps n’est plus le même que le nôtre, s’étire comme la montre molle, ne se compte plus en heures et minutes.
Non plus pour s’alléger les poches ou le coeur… Rien ne console d’un enfant cent fois perdu.
Ecrit-elle ce récit pour guider les autres ? Qu’ils suivent son chemin ? Non. Chacun a le sien.
….Attirer les oiseaux, comme avec la mie de pain des contes ? Oui, cela, peut-être… La petite fille de la campagne n’est pas si loin, qui jetait les cailloux dans l’eau, vers le ciel, n’importe où… juste parce que le mouvement est joli, et sans doute donnait du pain aux canards du coin coin.
Mais elle le fait plus sûrement parce qu’elle sait, depuis qu’elle a dix ans, que c’est ainsi, mot après mot, vaille que vaille, qu’un écrivain construit son chemin de vie.
Ni en dessous de la réalité, ni au-dessus… En parallèle. Et il tente, comme il peut, de cheminer entre les deux, croyant tremper sa plume dans la réalité sans voir qu’au bout, parfois, un bout de ciel, ou de nuage s’est invité.
Malédiction ? Bénédiction ?
On ne choisit pas.
C’est selon.