Les villes de papier



 » Les villes de papier » est le très beau titre de l’essai de Dominique Fortier, paru chez Grasset, qui a, cette année, remporté le prix Essai Renaudot.

Aparté : Le saviez-vous ? Moi pas.
Pour la première fois, et pour vous ! – je suis allée chercher qui, au fait, était Renaudot ; et l’ami Robert- le bien utile et le bien-aimé, m’a aussitôt aimablement renseignée : il s’appelait Théophraste, avant d’avoir seulement un nom de prix décerné, et vécut de 1586 à 1653 – ce qui n’est pas mal pour l’époque, compte tenu des épidémies – la peste dura plus de 10 ans ! et des disettes et famines. Au passage dans le tableau ci-dessous, on peut voir qu’il y eut aussi des hivers glacials au point de geler le vin d’église !! des inondations de printemps et des canicules, le tout n’empêchant nullement la peste de se promener et d’assassiner.

Epidémies et famines en France (free.fr)

Ce Renaudot fut médecin, secrétaire du roi, commissaire général des pauvres – là, il eut grandement à faire ! Soutenu par Richelieu, il fonda dispensaire et une sorte de première Agence pour l’Emploi  » le bureau d’Adresses » – Il fut aussi journaliste en un temps où ni la radio ni la télé, ni YouTruc n’existaient même embryonnaires ( il créa la Gazette de France, journal de très grande qualité, et prit la direction du Mercure de France)
Mais ce qui me botte le plus est son doux prénom de Théophraste, totalement désuet et oublié à ce jour, et pourtant nombre de journalistes et d’intellectuels d’aujourd’hui, (et je ne parle même pas des hommes politiques) pourraient s’en draper, car ce prénom vient du grec Théophrastos qui signifiait, tenez-vous bien… le divin parleur ! Ce que fut sans doute Théophraste mais pas seulement et loin de là, comme l’atteste son impressionnante biographie.
Et entre parenthèses encore, si l’on pouvait se souvenir tout autant et même davantage de son action envers les très pauvres, les très malades, les très défavorisés, que de celle en faveur des lettres, j’y verrais une raison encore plus belle que ce prix de célébrer le bienveillant Théophraste…

Aparté terminée, revenons- en à ces  » Villes de papier » annoncées.
Et d’abord, quel magnifique titre ! Combien de «  Villes de papier », habitons-nous, nous, voyageurs immobiles, avalant les pages comme d’autres les kilomètres, visiteurs insatiables de toutes ces cités où nous ne mettrons jamais les pieds mais que nos yeux ont dévorées.
Je le disais, dans un autre article, j’ai connu Séville et l’Andalousie bien avant d’aller m’y promener, dans mes livres  » rouge et or » lus et relus tant de fois  » L’éventail de Séville » et  » la calèche du bonheur » .
Nous sommes des milliers de voyageurs sans horaire à nous être rendus à Saragosse pour y trouver un manuscrit, à errer à Dresde avec « la femme sauvage », à tenter d « oublier Palerme » avec Edmonde, à vouloir quitter Yvetot avec Annie Ernaux, à habiter avec les dix frères et soeurs d’Alain Rémond à Trans à côté du boucher, à errer dans  » le cimetière de Prague » avec Umberto, à dire « Adieu à Berlin » avec Isherwood et bonjour à Istanbul avec Orhan Pamuk, à aimer terriblement le Budapest dévasté de Sandor Maraï, à bien injustement laisser tomber Dublin à cause de James Joyce, et à espérer que Paris redevienne une fête avec Hemingway…
Vous aurez d’autres listes, bien sûr. ( exercice de mémoire et d’écriture bienvenus à tout âge…)
Ici, dans ce livre qui nous intéresse, Dominique Fortier rêve, et nous raconte, la vie d’Emily Dickinson, dont je vous ai déjà parlé dans  » en mai, vivons confinés dans un brin de muguet »( carnet d’humeur)
Je ne reviendrai donc pas sur Emily, dont on sait si peu, une petite souris qui se nourrissait de mots et offrait ses poésies comme autant de précieux mets. Sa vie nous est ici racontée très joliment, très modestement, sur un ton que sans doute la poétesse eût apprécié – si elle avait un jour eut cette envie étrange que l’on parle d’elle, ce qui n’était pas le cas. ( Dieu, qu’elle eût détesté notre époque, la sauvage Emily…)
Cet essai nous fait découvrir « le lieux d’Emily » ceux où elle vécut cette existence étrange, semant ses poèmes comme autant de petits cailloux du Petit Poucet, non pour retrouver sa maison qu’elle ne quitta que brièvement, mais pour ne pas se perdre, elle, et tout ce qui, infime, autour d’elle, était elle aussi, infiniment elle. Jusqu’à la plus petite chose, et même la plus petite ombre de la plus petite chose, doux envers, transparent, de sa lumière de petite chose.
Emily habita le monde sans rien vouloir en posséder, comme le rayon de soleil habite une pièce, un nuage le ciel, une goutte d’eau la fleur où elle est tombée.
L’extrême vigilance d’Emily.
Et la douce patience de Dominique Fortier qui prend garde de ne rien déchirer du voile de papier et de mots dont Emily s’est revêtue toute sa vie, à travers lequel elle se laisse un peu approcher, par fulgurances, avant de disparaître dans un présent tellement immobile qu’il est déjà l’éternité.

Contrairement au large mouvement des femmes d’aujourd’hui, Emily ne s’empara pas de sa liberté à grands coups d’éclats, n’eut aucun besoin de la revendiquer, de la proclamer ; elle aurait eu tout ce tapage en horreur, vraisemblablement, se serait encore plus profondément retirée au fin fond de sa chambre regardant, par la fenêtre, jouer et danser les enfants, les oiseaux, les fleurs, les arbres et les papillons, aussi libre qu’eux puisque rien ne l’en séparait vrai / ment.

Derrière ce tout petit écran qui n’est qu’un écran, c’est à dire une surface, une cloison, qui s’interpose entre nous et le rayonnement du monde, retrouverez-vous, la ville de papier où vous serez ou seriez heureux d’avoir vécu ? Désireux d’habiter demain ?
D’y passer vos derniers jours, vos dernières heures, d’y fermer les yeux pour toujours…
A la fois si nombreux et si seul…
Libre.

« Tous les chats sautent à leur façon » par Herta Müller, paru chez Gallimard

C’est le titre particulièrement imagé, et donc enviable par tous ceux qui, comme auteur ou éditeur, cherchent quel titre donner à cet ouvrage-là, roman ou autre, imaginé, conçu, élaboré sur des jours, des semaines, des mois, et qu’à la fin, il faudra réduire à cela : un titre.
Un titre, ça appelle, ça désigne, ça qualifie. Mais ça colle, aussi. Un vrai sparadrap comme celui du capitaine Haddock.  Plus moyen, ensuite, de dénommer, débaptiser, se raviser, réviser. Ad vitam aeternam, le récit devient ce titre emblématique, dit tout, même si au départ, il disait peu, voire apparemment rien du tout.
Ainsi a-t-on  » Madame Bovary » qui ne dit presque rien, juste ce nom, qui pourrait être celui de n’importe qui, au-dessus de la sonnette de la porte d’entrée, ou sur la boite aux lettres où le facteur glissera ce qui lui est destiné, à elle, et à personne d’autre – en principe… Une femme insignifiante ? Oui, et quelques centaines de pages pour donner un destin à qui ne semblait pas en mériter, à donner toute son importance au presque rien, jusqu’à en faire un tout.
Ainsi a-t-on  » le rouge et le noir » deux couleurs subtantivées, qui ne dit pas grand chose non plus, apparemment  de ce que l’on va trouver dans cette histoire si longue pourtant : 540 pages en poche !  Une histoire résumée en deux couleurs, rouge sang, rouge passion, rouge feu, et cheval noir du drame qui advient, ombre qui s’étend, le feu devenu cendres, le vif et le mort. On guettera ainsi, malgré nous, au fil de page, les signes disséminés, rideaux cramoisis, yeux noirs etc… Deux mots et tout est dit, finalement, des 540 pages qui suivront.
Et ainsi de suite.
Le titre, là, du livre d’entretiens avec Herta Müller, prix Nobel de littérature dont je ne me souvenais pas d’avoir lu quoi que ce soit, est en fait un proverbe roumain qui, complet, dit plus exactement :  » tous les chats sautent à leur façon au bord de la flaque », ce qui est un proverbe étonnant, mais qui, intuitivement quand on le lit et qu’on a soi-même des chats, ce qui est mon cas, semble parfaitement juste.
Le proverbe aurait pu être : « tous les chats sautent à leur façon par-dessus la flaque » comme la vache autrefois, en lointaine Angleterre non encore reliée par le tunnel sous la Manche, sauta par-dessus la lune. Mais ce n’est pas ce que dit ce dicton qui nous fait voir le chat sautant à sa façon, au bord de la flaque, ce qui est beaucoup plus vrai, car on a tous vu des chats éviter, par de petits bonds, une flaque, un ruissellement survenu soudain sur leur trajet, et jamais je n’ai vu de chat faire un bond spectaculaire, d’acrobate chevronné au dessus d’une flaque. Le chat procède plus discrètement que ça, toujours, ne se donne pas en spectacle, ne fait pas son numéro, pas de chat de cirque.
Herta Muller, explicite ensuite, avec une extrême intelligence du mouvement, plutôt de la pensée d’où surgit le mouvement, ce dicton : elle parle du contournement approprié à l’obstacle, du bond juste au bord, au dernier moment,  pour ne pas se mouiller les pattes.
Et on voit le chat faire exactement comme elle dit.
Je ne sais pas si cela seul mériterait un prix Nobel de littérature, mais à coup sûr, cela mérite toute notre admiration tant il est difficile de décrire, dans la rapidité de ses manoeuvres, ce qui ressort chez le chat, du réflexe ou de l’intention.
Mais ce qui est plus remarquable encore et me ravit, c’est que de cette toute petite phrase sans aucune prétention, juste un dicton populaire- mais on sait que les dictons ont une portée universelle qui va bien au-delà de ce que les mots semblent évoquer – elle tire une conclusion, ou plutôt une réflexion qui fait de chacun de nous, à mille et un moments de sa vie, un chat au bord d’une flaque.
Flaque alors est cet espace où la terre se déroberait sous le pas, où l’on se noierait dans un verre d’eau, où l’on ne verrait plus que la surface des choses, où se cacheraient des monstres comme celui du Loch Ness, jamais visibles, mais toujours plus ou moins perceptibles, le moment terrible où, croyant atteindre le ciel, on s’aperçoit qu’on se noie…
Alors vite, comme le chat, on tente de petits bonds apeurés, préférant peut-être faire le tour, rester sur la terre ferme, ne pas se mouiller…
Et chaque mot que l’écrivain écrit pour dire la vie où il erre, qu’il tente d’étreindre, qu’il perd, oui, chaque mot d’écrivain est cette tentative, ce petit bond de chat, au bord de l’espace qui lui est donné pour dire : le bord de la page vide, de la flaque.

C’est une merveilleuse métaphore que le titre alors déroule pour nous, ce titre qui ressemble à celui d’une comptine, qui ne semble dire qu’une enfantine petite phrase de récitation, et qui, comme « le rouge et le noir », comme  » madame Bovary » dans son insignifiance, signifie tout.

Le reste de ces entretiens, traduits de l’allemand, vous surprend, et vous prend, avec tout autant de pertinence, d’acuité. Herta Müller, qui appartient à la minorité Souabe en Roumanie parle de son quotidien sous l’oppression, – mais, dit-elle, nul besoin en fait d’opprimer les habitants du village qui s’oppriment tout seuls, au bout d’un moment, et nul besoin de geôlier, chacun s’enfermant dans son silence, les non-dits…
Elle nous dit le vertige éprouvé devant le vide des interrogatoires menés par les services secrets de la dictature sous Ceausescu, et à la lire, ce vide des mots paradoxalement, devient une falaise, âpre, vertigineuse, que d’un bond on ne saurait franchir.
Et alors sans doute, pour survivre fallait-il être sans cesse ce chat, qui saute au bord, de façon tellement inopinée qu’on ne peut le contraindre, l’attraper, le noyer.

J’espère vous avoir donné envie de lire Herta Müller, née en Roumanie, en 1953, qui vit en Allemagne, et qui fut prix Nobel de littérature en 2009.
Ne pas croire que ce sera trop difficile, qu’on ne comprendra pas ( un prix Nobel, ça impressionne le simple lecteur, forcément.) Non, elle écrit assez simplement pour le commun des mortels, elle vient d’un morne village, elle a gardé les vaches, enfant brimée, battue, puis, de petit bond en petit bond, elle est devenue cet écrivain reconnu. Et c’est ainsi qu’il faut la suivre : de cette détresse première assumée, acceptée, à cette traduction, ou plutôt, comme elle l’écrit merveilleusement à la conversion de cette vie-là en mots, et au final, on a sous les yeux, tiré de ce rien, de ces absences, de ce vide, un beau, un riche récit, un PLEIN de sens au conteur !

Ce que je propose comme exercices d’écriture pour les enfants à partir de cette belle image de  » chat sautant au bord de la flaque :

Décrire le chat, où il va, à quoi il pense. Et puis d’un coup, une belle flaque, d’où elle vient, le chat se penche dessus, voit ce qu’elle reflète, en surface ( l’arbre, l’oiseau ? ) . Puis imagine ce qu’elle pourrait cacher, en profondeur, vision de rêve ( poissons, oiseaux)  ) ou de cauchemar ( monstres liquides). Il fait de petits bonds, pour ne pas se mouiller les pattes ( où allait-il pour qu’il lui faille rester les pattes bien propres ? ) e(t de bond en bond il échappe à tous les dangers potentiels.
Le chat parti, que se passe-t-il avec la flaque ? Sèche-t-elle, banalement, sous le soleil ? Ou bien continue-t-elle à vivre avce ses reflets réels et imaginés ? L’oiseau sur l’arbre rencontre-t-il le poisson dans l’eau ? ou bien, la flaque séchée, pousse-t-il des ailes au poisson qui lui permettront de voler ? etc…

Voir la flaque comme TOUT UN MONDE !

En dessin, c’est bonbon à illustrer ! ( on peut même fair des  » volets successifs de flaque ) et une  » marionnette – chat  » qui gambadera à souhait.