LE BON SENS

Je me suis trouvée, ces jours-ci, face à un très inconfortable, très gros dilemme.
Une maison, dans laquelle je n’avais jamais habitée, mais qui avait appartenu à des personnes qui m’avaient été très chères, aujourd’hui disparues, tombait littéralement en ruines. Fuites de toit, fissures dans les murs, plancher pourri menaçant de s’effondrer, les sanitaires hors d’usage, le tout noyé dans un capharnaüm où simplement traverser une pièce était un parcours d’obstacles bourré de chausses trappes, où les chats, ravis, régnaient dès lors en maîtres absolus.
Si les services sanitaires passaient par là, aucun doute, la maison était rasée. Et les gens qui l’occupaient n’avaient plus de toit, plus d’autre choix que ceux que la municipalité leur accorderait sur une hypothétique liste sans fin de HLM.
Pour eux, tellement indépendants et épris de liberté, autant dire, la fin des haricots et de tout.

La maison, évaluée, par un notaire qui était à peine entré, et qui, contrairement à ce que son nom laissait supposer, n’avait rien noté… La maison, donc, ne valait plus rien. Que le prix de son terrain.
Or, ce terrain, est cultivé par les occupants, qui vendent leur produit, excellent de l’avis général, sur le marché, l’été ( production tout ce qu’il y a de plus bio, ils n’auraient de toute façon pas les moyens d’acheter des produits à faire aller la nature plus vite que la musique ! )  Ce qui leur permet de survivre le reste de l’année. Sans cela, plus que 600€ par mois à eux deux, et même partiellement à trois, un ado, pensionnaire et boursier le reste de la semaine, revient le week end et a, bien entendu, très bon appétit ! !!
L’avis assez général, bien intentionné :
– Faut laisser tomber ce taudis. Réparer quoi ? ça coûtera les yeux de la tête, la peau des fesses, et bonbon avec ! Faut vendre le terrain, et redemander des aides de toutes sortes pour eux !  ( déjà entamées plusieurs fois, jamais les demandes n’ont abouti… Faut dire qu’ils s’en tapent un peu, les habitants de cette maison, se sentent moyennement concernés, ne demandent rien, et détestent la paperasse, veulent seulement qu’on leur foute la paix, qu’on les laisse vivre là comme ils veulent, avec les chats, les lézards, les souris, les orties, les carcasses d’objets dont on peine à retrouver l’usage et le nom, et tout ce qui fait la vie quand on laisse les choses aller sans se frapper comme va la vie. )
Les reloger ?
Le terrain ne vaudra pas assez pour qu’ils puissent racheter même un studio… et de toute façon :
– J’en veux pas de leur cage à poules ! disent-ils, ( et ils les connaissent, les poules, ils en ont eues, qu’ils n’ont pas pu garder, rapport au coq qui chantait trop tôt, avant même la cloche de l’église ! Dommage, les poules nourries de tout ce qui poussait pondaient des œufs vraiment délicieux )
Et ce qui constitue leur vie, à tous les deux, ce qui la justifie en grande partie, ce qui les rend, chaque été, fiers d’exister, ce lent travail des centaines de graines à trier, à sécher, à planter, à faire pousser, à voir se transformer, à soigner, à cueillir, et à vendre, fini, si on vend, oui F.I.N.I.
Certains de leurs proches ne veulent plus entendre parler de cette maison, juste qu’on en extirpe ses habitants avant qu’elle ne s’écroule sur eux et que chacun, la honte au ventre, et la rage au cœur dise : – j’avais pourtant prévenu, merde ! Fallait raser !
Les ouvriers, convoqués, repartent plus vite que leur ombre, avec un vague, je vous enverrai un devis, et vous devinez que le devis n’arrive jamais. Unanimes :
 » -Franchement, ça vaut pas le coup ».
Jusqu’à celui-là, différent, qui ne s’offusque pas du bordel ambiant ( il a été pompier, il en a sans doute vu d’autres) qui prend son temps, qui prend conseil auprès d’un maçon, de deux, de trois – qui n’ont pas le temps pour le moment mais… qui pose des jalons, tout en me prévenant qu’honnêtement, c’est vrai, ça ne vaut pas le coup, sauf si…
Silence.
Qui en dit long.
Et qui m’aide infiniment.
Oui, sauf si…
Sauf si, pour une fois, l’humain l’emporte.
Sauf si ce que l’on veut sauver n’est pas la maison qui effectivement, comme tous les vieux,  ne tient plus bien debout, mais l’humain, les gens qui y vivent.
Sauf si on accepte de dépenser beaucoup, beaucoup trop, pour quelque chose qui aux yeux du public, de l’administration, des impôts, du notaire, ne vaut rien du tout mais qui est tout ce que possèdent ces deux-là, qui me sont chers. ( et encore,  » possède » ce n’est pas le mot, car c’est au contraire la maison qui les possède et les tient… Eux, ils en ont lâché les rênes, la maison fait comme eux, elle se débrouille. Mais telle qu’elle est, et même n’est plus, ils y tiennent, et elle les tient debout )
Elle n’est plus, depuis longtemps, une maison. Elle est leur abri, leur tanière, elle les entoure de ses murs fissurés comme les entouraient, il y a encore peu de temps, les bras aimants, ridés, vieillis, sans force, mais toujours présents, de ceux qui leur ont laissé cela, au bout de toute une vie de labeur, pas seulement les murs et le toit, qui peuvent bien faire semblant de s’effondrer, mais l’amour dont ils sont issus, et lui, il est bien toujours là….
Ce que je maintiens, si j’œuvre, si nous oeuvrons, c’est cet amour, pas la maison.
Et ça n’en vaudrait pas la peine ? Elle est bien bonne celle-là !
Mille fois, millions de fois ça en vaut la peine !
Car de quoi est-elle faite, la pauvre vieille maison, contrairement à ce qu’on voit ?
Elle est faite, toute entière, de l’amour donné, vécu, reçu…
Et des heures, bonheur et malheur mêlés, des gens qui y vivent et en valent eux, comme chacun, mille fois la peine !

De sorte que, comme je l’annonçais dès le début, et en cette occasion-là, je trouve finalement et c’est le but de cet article, que le bon sens même bien partagé, porte bien mal son nom.
Le bon sens, cette fois, je vous le dis, va dans le mauvais sens. Total. Complet.
Le seul vrai bon sens, en cette occasion, est d’aller contre toute logique.
Remarquez, ce n’est pas la première fois que je me le dis. Mais voilà, ces jours-ci, j’avais de la merde dans les yeux !
Mais tout de même,  merdalors ! comment ai-je pu l’ignorer une seconde ? Moi qui, écrivant, SAIT PARFAITEMENT que le bon sens ne va que dans un sens, terriblement restrictif, donc ! Et je sais PARFAITEMENT, quand j’écris, qu’il faut s’en méfier beaucoup et continuellement, parce qu’il vous met des œillères et vous conduit comme un âne là où tout le monde va, ce qui n’est pas bien intéressant…
Donc : leçon number ce que vous voulez : Ne pas s’y fier, à ce bon sens-là, où tout et chacun vous conduit. Il n’est pas toujours bon ; il est souvent seulement pratique, évident  » – Mais bon sens ! C’est bien ( trop) sûr !  » s’écrirait presque le bon commissaire Bourrel d’autrefois, dans « les 5 dernières minutes » que ne peuvent connaître ici, les moins de 60 ans !  Et chacun alors de rembobiner, et se dire : – ah oui, je m’en doutais !  » parce que le bon sens est – et malheureusement- ce qui parait-il est le mieux partagé…
Oui, facile, et un peu lâche, parfois, de s’y fier. Permet parfois d’avoir une bonne raison de se défiler…
Alors, dans la vie comme dans les livres qu’on écrit, toujours se rappeler qu’il faut se fier seulement à ceux qui, comme le Renard, comme ce plombier-pompier miraculeusement apparu dans mon paysage sinistré, marchent les yeux grand-ouverts dans les débris de tout, sachant que l’essentiel est invisible pour les yeux, et pariant volontairement sur le cœur.