PETITE

Ce texte a été publié, brièvement, par les éditions de l’Escabelle, dans un recueil qui rassemblait des témoignages autour des mots de la devise : liberté, égalité, fraternité. C’est donc un témoignage, vécu.

 

 

PETITE

Jo Hoestlandt

 

Petite, j’ai oublié ton visage…

J’ai oublié ton sourire et tes yeux, je n’ai pas su ton nom, et je le regrette un peu…

Tu étais en CM2, où ? Je l’ai oublié aussi, quelque part dans le nord de la France, je crois, vers Arras,  ou Douai, je n’ai jamais été forte en géographie…

Le meilleur moyen de voyager, pour moi, cela a toujours été de me laisser emporter par les mots, de tourner les pages des livres comme on ouvre des portes qui donnent sur d’étonnants paysages.

Bref, c’était quelque part, en France, il faisait froid dehors et chaud, dans la classe qui m’accueillait. Les enfants avaient préparé, comme cela se fait le plus souvent, des questions, qu’ils me posaient, sur ma vie d’écrivain, mes livres, mes goûts et mes couleurs… Et je répondais à chacun, avec toute la sincérité requise, pour que tous, nous sortions satisfaits de cette rencontre.

Les questions étaient les mêmes que d’habitude : – qu’est ce qui vous a donné envie d’écrire ? Est-ce que vous étiez bonne en classe quand vous étiez petite ? Est-ce que vos parents vous ont aidée à devenir écrivain ? Combien de temps vous mettez pour écrire un livre ? …. Les enfants posent toujours les mêmes questions, mais je ne donne pas toujours les mêmes réponses, cela dépend de mon humeur du jour, des souvenirs qui affleurent, du temps qu’il fait…

Cependant, ce jour-là, une petite fille dont j’ai oublié le nom, le visage, le sourire, les yeux, tout sauf les mots qu’elle a prononcés, une petite fille, donc, a cassé la monotonie du jeu question-réponse par cette interrogation :

  • Quelle lettre vous préférez ?

Jamais personne ne m’avait demandé cela, et pourtant, c’était une vraie question, pour un écrivain ! J’avais écrit, depuis plus de 50 ans, des milliers, des millions de fois chacune des 26 lettres que compte notre alphabet, et bêtement, je ne m’étais jamais posé cette simple question : – quelle lettre, dans ces 26, préférais-je ?

Mystère et boule de gomme !

J’ai remercié la fillette pour cette très jolie question et j’ai essayé d’y réfléchir à fond et en vitesse, car les autres enfants, le bras en l’air comme pour toucher le plafond et même le ciel à travers le plafond,  attendaient le moment où ils pourraient poser leur propre question.

Enfin, je me suis décidée, et j’ai répondu : – écoute, je vais te dire le O. Parce qu’il fait un cercle, comme quand on entoure quelqu’un avec nos bras, et comme j’aime tenir les gens que j’aime embrassés… Alors voilà, je crois que c’est une bonne raison d’aimer le O, tout simple… c’est d’ailleurs la lettre que les tout petits enfants apprennent à dessiner en premier…

Je me souviens que la petite fille m’a souri et j’ai pensé que ma réponse la satisfaisait. J’ai pris une autre question, à laquelle j’ai répondu, une question puis une autre, comme on m’en pose tout le temps : – est-ce que des fois vous n’avez plus d’idées, madame ? Est-ce que vous écrivez avec un stylo ou sur un ordinateur ? Est-ce que vous faîtes encore des fautes d’orthographe ?

Mais j’ai vite remarqué que la petite fille futée qui m’avait posé la jolie question inusitée venait, à  nouveau, de lever la main. La maîtresse l’avait vue aussi et l’interpelait :

– oh, non, toi ça suffit, tu as déjà posé ta question ! Aux autres, maintenant.

Mais la petite fille ne s’est pas laissé démonter par la remontrance de la maîtresse et, la main toujours levée avec l’index toujours pointé pour crever le plafond, elle a objecté : – Mais c’est la même question ! Je voudrais juste ajouter quelque chose !

La maîtresse a bougonné, je n’ai pas bien entendu, mais j’ai demandé à la fillette obstinée : – bon, alors vas-y, que veux -tu ajouter ?

Et elle a eu cette réponse, merveilleuse, lumineuse : – vous avez dit que votre lettre préférée, c’était le O, parce qu’il vous permettait d’entourer les gens de vos bras… Mais…  est-ce que le C, ce ne serait pas mieux ?… Parce qu’il ressemble à un bras qu’on pose sur l’épaule de quelqu’un qu’on aime, mais cela serre moins, ça ne l’empêche pas de partir… Et puis c’est la première lettre du mot « cœur »…

J’ai regardé cette petite fille, au fond de la classe, cette petite fille que je ne connaissais pas, qui n’avait l’air de rien, mais qui savait cela, déjà : qu’on ne retient jamais ceux qu’on aime en les enfermant, fût-ce dans des bras aimants…  J’ai eu l’impression d’un éblouissement, cette petite fille-là savait, d’instinct, ce que des millions d’adultes n’apprennent qu’avec douleur, ou même, ne savent jamais. Elle disait la vérité, simple, et belle :  chacun est libre, d’aller, de venir, de partir, de revenir, d’aimer ou pas, rien ne doit nous obliger, jamais, on doit toujours avoir le choix.

J’ai répondu, sincèrement émerveillée : – Mais comme tu as raison ! Comme je suis bête avec mon O refermé sur qui je tiens embrassé ! Tu as mille fois raison ! Le C est mille fois à préférer ! Il dit qu’on accompagne, qu’on protège, qu’on met le bras sur l’épaule, mais ça « serre » moins, ça n’empêche pas l’autre de partir…

Je sais qu’elle m’a souri, un grand sourire, qu’elle m’a offert comme un bouquet de roses, éclatant.

Les questions ont repris, sans surprise. J’ai tâché, moi aussi, de reprendre le cours des choses mais pendant quelques secondes, mon cœur avait battu autrement, comme celui de quelqu’un qui, enfonçant sa pelle pour jardiner tranquillement, aurait soudain heurté une boîte mystérieuse, un trésor…

Quand la rencontre a été terminée, les élèves sont sortis. La petite fille s’est arrêtée et a posé sur le bureau, devant moi, une petite médaille de la Vierge. Et elle m’a dit : – c’est pour vous accompagner, sur votre chemin…

Et elle est partie.

La maîtresse alors a déclaré à mon intention : – c’est une enfant du voyage, une petite Rom, j’en ai trois dans la classe, en ce moment…

Une enfant du voyage ! Voilà pourquoi elle s’y connaissait si bien en liberté !

Quand j’ai entendu, il y a peu, tout ce que l’on reprochait à cette population des gens du voyage, j’ai repensé à cette petite fille dont je suis terriblement honteuse d’avoir oublié les yeux, le visage, et le nom. Mais, s’il vous plaît, laissez-nous les gens du voyage.  Sinon, comment nous souviendrons-nous que la liberté a des semelles de vent et que rien, surtout pas l’amour, ne doit jamais retenir personne contre son gré.

 

Jo hoestlandt

les enfandises

Dans cette catégorie, je vous proposerai des « enfandises » sortes de gourmandises à déguster, fruits de mes nombreuses rencontres avec des enfants dans les écoles, collèges, médiathèques, ateliers d’écriture. Des mots qui étonnent, font sourire, ravissent, émeuvent, dont tout écrivain se régale ; et parfois, je partagerai avec vous un souvenir, une anecdote, qui m’a fait réfléchir. Ce sera comme ça vient, en désordre, comme ça, en passant.

Après une discussion sur la guerre, thème de plusieurs de mes livres :

« – La guerre, c’est quand les méchants tuent les autres. Et les gentils aussi, mais un tout petit peu. »

– » A la guerre, il y a des méchants qui tuent, et avant, en plus,ils cassent les bras, ils cassent les jambes ! Il y a même des oeils crevés ! ça serait bien si c’était juste les méchants qui étaient morts, mais des fois, y’a des maladroits qui tuent des gentils.

.-. »A la guerre, les enfants, ils peuvent rien faire du tout ! Ils ont même pas de masques pour faire peur !  »

Et après ?

« – Moi, je connais quelqu’un qui fait du bien aux autres. C’est mon père ! quand ilfait des spaghettis à la bolognaise ! »

« – Quand le malheur est fini, on lâche les confettis ! »

– » Je crois que les poissons sont heureux de nager, finalement !  »

– » un ami, c’est comme une pomme qu’on ne doit pas croquer pour la garder à tout   jamais  »

Sur les parfums, les odeurs : – » ma colle, elle sent une odeur de médicament. Mais pas n’importe lequel … De médicament IMPORTANT !

Classe de CP ; chacun parle de son nom :  » Je m’appelle Angélique, mais je ne sais pas bien l’écrire… J’ai du mal avec mon Q ! »

Sur les histoires qu’ils lisent : – » L’histoire des trois petits cochons, moi, ça m’a toujours fait pleurer… »

– » L’histoire du Petit Poucet, c’est une famille qui se sépare…  Je trouve extraordinaire des familles qui ne se séparent pas. Moi, ce  n’est pas le cas. »

Je me souviens de cet enfant en région rémoise, qui s’obstine à appeler mon éditeur : « ton dictateur,… »

Faire un abécédaire ? Moi : »- donnez moi un mot qui commence par P ! Comme papa ! Un enfant me crie : – Musaraigne !  »

« – Dans la classe, quand on parle tous, toutes les voix sont mélangées comme les fruits dans une salade de fruits ! »

Quelques enfants de milieu très modeste me sont confiés, pour une journée. On lit, ils me racontent, ils inventent, je mets mon grain de sel, on touille. Et puis, à partir de cela, je construis une petite histoire, faite de tout ce qu’ils ont pensé, dit, imaginé. Et je leur lis. Ils se taisent. J’ai fini, ils se taisent toujours, me regardent, perplexes. Devant leur regard, leur absence de réaction, je m’étonne bien sûr, et je leur demande :- » Alors ? Vous en pensez quoi de cette histoire ? » Ils ne pipent pas mot. Et puis, une des petites filles me dit : – C’est pas notre histoire ! C’est pas ce qu’on t’a raconté…  » Alors là, c’est à mon tour de me montrer perplexe, embêtée. – » Mais si, bien sûr ! Regardez : ça, c’est Thomas qui l’a dit. Cette phrase, c’est Céline, et ça, c’est bien toi, Akim, non ? » Et je leur redonne l’origine de chacune des phrases. Alors ils les reconnaissent, leur regard s’éclaire, ils me sourient. Mais moi, le nez sur mon texte, vaguement désappointée par cet texte à présent, j’observe alors : – c’est bizarre, ça, quand même, que vous n’ayez pas reconnu votre histoire quand je vous l’ai lue !  » Silence. Et puis une des petites filles me dit : – je crois que c’est parce que, maintenant que tu l’as écrit, ce qu’on t’a dit, c’est beau…

 

OMBRE ET LES BEBES DE NEIGE

par Jo Hoestlandt

 

 

La neige, en grand silence,  dansait sur la terre.
Ophélie était sortie dans le jardin blanc et désert. Elle était inquiète : son petit chat noir n’était pas rentré, hier au soir.Elle l’appela : « Ombre ? Où es-tu ? »
Elle fit quelques pas sur le chemin qu’elle ne voyait plus.Ombre avait quitté la maison sans bruit et avait disparu.
Dehors, les oiseaux se taisaient comme si leur chant était devenu secret.
Au fond du jardin, le sapin vert brillait sous les flocons qui tourbillonnaient.
– Neige neige qui vole et retombe, chuchota Ophélie, dis- moi où est Ombre, mon petit chat noir…
Elle tendait la main, et les flocons y tombaient et y tremblaient… ils s’agitaient dans sa main comme s’ils étaient vivants.
Au bout d’un moment, en les regardant de très près et très attentivement, là, dans le creux de sa main, oh ! Que vit-elle ?
Elle vit que les flocons n’étaient plus des flocons, mais de tout petits, de très minuscules enfants ! Des  bébés de neige tout blancs, qui la regardaient avec de doux yeux étincelants.
Ophélie fut si surprise qu’elle faillit les lâcher.
Sur sa paume, ceux- là étaient posés, mais tout autour d’elle, que voyait-elle ? Neige neige qui vole et retombe, il en neigeait des dizaines, peut-être des centaines, tout doucement.
Bientôt, le jardin fut couvert de minuscules enfants tout blancs, et Ophélie n’osa plus bouger d’un pied, de peur d’en écraser.

Que faisaient-ils, ces petits enfants de neige ? Eh bien ils faisaient tout ce que font les enfants quand ils sont dans un jardin : culbutes, roulades et galipettes !  Ils couraient, se cachaient, et l’un d’eux, perché sur la pointe du sapin, s’était  même fait une barbichette d’une branchette verte ! Ophélie posa par terre ceux qui étaient dans sa main, parce qu’ils la chatouillaient. Mais il en resta un, un tout petit encore plus petit que tous, un bébé de neige absolument microscopique. Il ne voulait pas la lâcher et neige neige qui vole et retombe, s’accrochait solidement à son doigt.Celui-ci, Ophélie le garda dans le creux de sa main, où il semblait se baigner, comme dans une rose baignoire d’enfant.

Neige neige, la nuit tomba, la plus belle, la plus longue des nuits d’hiver, sur le jardin tout agité des minuscules enfants blancs.
Peu à peu, Ophélie ne vit plus bien le jardin. Les flocons avaient cessé de tourner en rond,  et un petit vent glacé la fit frissonner de la tête aux pieds.Ophélie n’avait pas peur, mais elle s’était mise à trembler tout de même. Ombre, son petit chat n’était toujours pas rentré. Où s’était-il perdu ? Il faisait si froid… Elle l’appela encore, mais sa voix, trop légère, se perdait dans tout le blanc, se perdait dans le noir :
– Ombre ? Où es-tu ?

Elle aurait voulu rester dans le jardin, avec les bébés de neige, à l’attendre encore, son petit chat vagabond, mais, la nuit, la place des enfants est au chaud, dans la maison …Par la fenêtre, sa maman l’appela, plusieurs fois :
-Ophélie ! Rentre, il fait trop froid maintenant. Ne t’en fais pas pour ton chat, il reviendra demain, sûrement.
Alors, à la fin, Ophélie accepta cela : que son petit chat reste dehors, là où elle ne le savait pas. Avant de rentrer chez elle, de quitter le jardin magique et blanc où étaient tombés tous les petits bébés de neige si charmants, elle souffla sur le plus petit, celui qui n’avait pas voulu la quitter. Il vola, retomba quelque part dans le noir et dans le blanc, elle ne vit pas où.La petite fille chuchota encore :
-Neige, neige qui vole et retombe, si tu vois mon petit chat, dis- lui de rentrer bien vite, que je l’attends. N’oublie pas !

Et elle rentra dans sa maison où un bon feu crépitait joyeusement.

Le lendemain matin, quand elle s’éveilla, elle courut dans le jardin où brillait un soleil pâle. Tous les bébés de neige avaient disparu. Mais ce qu’Ophélie vit, c’est qu’avant de quitter Ophélie et son merveilleux jardin, ils avaient pleuré ! Beaucoup pleuré.  Sans doute, eux non plus, appelés rappelés par leur maman du ciel, ne voulaient –ils pas rentrer. Car ils avaient laissé derrière eux,  des centaines de larmes, toutes brillantes,  étincelantes, posées comme des perles partout, et sur le grand sapin vert, surtout.

Et c’est alors qu’Ophélie le vit arriver.
Ombre, son petit chat noir !
Il marchait vers elle, à petits pas légers, sur le chemin retrouvé.
Ombre, oui, c’était bien lui !
Mais… ça alors, quelle surprise ! Il portait  maintenant au bout de la queue, un minuscule flocon blanc qu’il n’avait jamais eu auparavant !  Comme … un tout petit bébé de neige qui se serait posé là, s’y serait accroché mystérieusement pour y passer le reste de sa vie.

 

 

 

 

 

La poupée

 

Mon cher mari avait réussi à me traîner dans un quartier parisien où s’alignent sur tout un boulevard boutique sur boutique d’ordinateurs. Il espérait me convaincre de changer le mien qui était une antiquité. Je traînais les pieds, l’écoutais avec ennui, ça ne m’enchantait pas.  On est entré dans un temple de la modernité affichée. Trop de monde, trop d’appareils, d’écrans, de touches, de trucmuches. Je l’ai laissé là, je suis ressortie, il faisait si beau dehors.

Une vitrine. Au coin de la vitrine, une armoire, et dans cette armoire, une poupée. Je ne la vois pas très bien, à travers cette vitre ; elle m’intrigue. J’entre dans le magasin. En fait, c’est un endroit où l’on répare des jouets anciens. Il y a là un orgue de barbarie, très coloré, très beau, quelques ours en peluche défraîchis, décousus, abîmés. Et elle, la poupée.

Qui me fixe de son regard peint, un regard quasiment humain. Au fond de son regard, je ne sais quoi, comme une tristesse sans cause. Elle est ancienne, de tissu soyeux mais un peu sale, elle date du début du siècle, me dit le réparateur de jouets. Pendant que je la regarde, j’en oublie de respirer. J’ai l’impression que dans ce magasin-là, sur ce boulevard là, au fond de cette vieille armoire, cette poupée à l’étrange regard savait que j’allais venir et m’attendait. Moi. Aujourd’hui.  Le vendeur me donne son prix. Je ne sais pas si c’est cher, pas cher, je n’ai aucune idée de ce que vaut une poupée ancienne, je n’en ai jamais achetée aucune, en plus, enfant, je n’aimais pas beaucoup les poupées… Ce que je sais, c’est qu’elle m’attendait, que je ne peux pas l’abandonner. Toutes les petites filles qui lui ont, au fil du temps, servi de maman, me soufflent de la prendre dans mes bras, de l’emporter. Elles me la confient.

Le vendeur l’enveloppe d’un papier de soie bleu, une sorte de nuage vaporeux, et je l’emporte, dans sa robe très ancienne, un peu déchirée, comme son regard. Chez moi, je la pose sur mon bureau. Elle m’émerveille. Je sens, entre elle et moi, quelque chose que je ne m’explique pas, une connivence.

Quand je pars, quelques jours, je pense à elle, qui m’attend, petite vigie. Je la photographie. J’envoie la photo à maman, je lui raconte cette rencontre, entre la poupée et moi. Maman, qui vit un peu loin de moi, aime que je lui raconte tout cela. Elle me téléphone : – j’ai reçu la photo de ta poupée. Tu sais, c’est étonnant ! Elle a exactement le regard que tu avais, enfant, quand je te grondais. Tu ne pleurais pas, mais tes yeux se remplissaient de larmes. On dirait toi, quand tu étais triste… tu avais ce même air d’enfant abandonnée…

TROIS SOEURS

« TROIS SOEURS » est un très bel album paru chez Gallimard, une histoire que j’ai écrite spécialement pour Nathalie Novi qui vécut une jeunesse entourée de filles, ses soeurs, dont elle était la cadette. Elle m’avait demandé que cette histoire puisse se passer dans un décor victorien, désir de peintre !

Ainsi, je raconte la vie que mènent Eléonore, Martha et Jane, dans leur maison de famille, les étapes que leur âge impose, le fleuve à la surface tranquille du temps qui passe, mais dessous, les remous profonds. Chacune à son tour quittera la maison, et partant, son enfance.  » Va petite, le monde est grand et il t’attend… »

 

EPSON MFP image
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Nathalie et moi sommes amies, depuis la parution, en 1997 ( un autre siècle, mais pas victorien celui-là ! ) de notre premier album qui s’intitulait :  » la géante solitude ». Depuis, nous avons eu le bonheur de nous retrouver plusieurs autres fois autour de beaux projets : « Les petites filles dansent » qui fut souvent monté en spectacle, mis en musique, dansé,      » Portraits en pieds des princes et princesses » où avec un talent fou, Nathalie a peint, à chaque page  » à la manière de »… Picasso, Chagall, Balthus, Magritte… sur un conte traditionnel que je revisitais… Ensuite nous avons réalisé  » un mouchoir de ciel bleu », puis » le songe de Constantin » qui se passait en Italie – Nathalie est depuis toujours amoureuse de ses paysages de Toscane, d’Arezzo, du tableau du  » Songe » de Piero della Francesca…- Nous avons souvent eu d’autres projets, mais elle est très demandée par de nombreux autres auteurs, et puis elle a ses propres projets d’artiste, personnels. Elleest par ailleurs parfaitement capable d’écrire elle-même un très beau texte pour accompagner son travail de peintre… Nous avons toujours eu envie de publier  » Une petite fille en cage », ensemble, qui fut prévu chez Syros, à un moment donné, et puis non, finalement. Mais de ce projet, nous ne désespérons pas. Voili voilà !

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LE PAPA DE NINA

Ce texte-ci, je l’ai écrit pour tous les enfants qui ont un, ou des parents qui travaillent la nuit, pendant qu’ils dorment. A ma connaissance, il n’y a pas d’autre texte qui s’adresse à eux. Je l’ai dédicacé à mon fils, Olivier, qui travaille la nuit.

LE PAPA DE NINA TRAVAILLE LA NUIT !

Jo H.

Pour Olivier

Dès que s’éteignent les lampadaires,
le matin, au petit jour,
des papas vont au bureau, en auto.
D’autres partent au boulot en métro.
Le papa d’Antoinette s’y rend en patinette,
Et celui de Roméo en vélo.
Le papa de Théo va pêcher en bateau.
Celui de Ninon part très loin en avion.
Le papa d’Olivier y va à pieds, c’est tout près.

Mais celui de Nina n’y va pas.

Le matin, il emmène Nina à l’école
et puis il retourne à la maison
pour dormir avec le chat
qui s’appelle Bricole.

Quand le papa de Nina a fini de dormir,
il fait un peu de ménage, les courses,
et retourne chercher Nina.
Et ils goûtent tous les trois
du pain, du beurre, du chocolat,
un peu de lait pour Bricole, parfois.

Après, le papa de Nina s’entraîne.
Mais pas comme les autres papas.
Pas à courir plus vite !
Pas à porter plus lourd !
Pas au foot, pas au basket, ni aux raquettes !
Non ! A jouer de la clarinette !
Parce qu’il est musicien, ce papa-là.

Pour l’écouter jouer,
Nina se met à plat ventre sur le tapis.
Personne ne joue aussi bien que lui !
-C’est beau, ta musique, papa … dit Nina.
-C’est parce qu’elle est de toutes les couleurs,
De toutes les couleurs de mon coeur ! dit son papa.
Quand on ne la joue qu’avec sa tête,
La musique est un peu bête !

Nina ferme les yeux.
Derrière ses paupières,
la musique est bien de toutes les couleurs !

Bleue !
Comme plein d’oiseaux dans les cieux…
Orange ! Jaune ! Rouge !
Comme les flammes qui bougent !
Verte !
Comme  les feuilles
par la fenêtre ouverte…
Noire
Comme le ciel sans étoile le soir

Et quand la musique se tait,
on dirait un grand drap tout blanc
qu’on étend sur Nina doucement…

A 7 heures, ou un peu plus,
Maman rentre, en autobus.
Elle embrasse papa et Nina.
Elle prépare le repas pour eux trois,
et aussi pour Bricole, le chat.
Après, elle met Nina au lit.
Bricole va se coucher aussi.

Et c’est la nuit.

Dehors s’allument les réverbères.
… Alors,

A l’heure où les autres papas
Enfilent leur pyjama,
celui de Nina s’habille tout beau.
Et il s’en va jouer
ici ou là, ou ailleurs
de tout son cœur.

Il va jouer
pour les gens qui ne dorment pas,
ceux qui sont tristes, ceux qui sont gais,
ceux qui aiment la nuit,
ceux qui ne l’aiment pas,
ceux qui ont plein d’amis,
ceux qui n’en ont pas.
Il va jouer de tout son cœur
pour que chacun oublie ses malheurs.
Il va jouer pour habiller le noir de la nuit
de toutes les couleurs de la vie.

Nina ne le voit jamais partir, son papa.
Toujours elle dort quand il s’en va.
Il part au boulot sans métro, sans bus, sans auto,
sans bateau, sans moto, sans vélo,
sans avion, sans camion, sans hélico,
sans patinette, sans tambour ni trompette.
Il part en douce, en catimini, en cachette,

Avec, seulement, deux baskets !
Et…
sa clarinette !

Nina ne le voit jamais rentrer, son papa
Mais quand elle se réveille, toujours il est là !
Revenu à la vitesse de l’éclair
dès que s’éteignent les lampadaires.

Jo. Hoestlandt

Qui attend qui ?

C’est un album carré, cartonné, d’assez belle dimension, pour les plus petits paru chez Flammarion. Il est joliment illustré par Laurent Moreau. Il raconte la frustration d’un petit garçon qui veut attraper le chat pour le câliner mais l’animal  ne l’entend pas de cette oreille, et est tout à ses jeux. Passent les saisons, sonne l’heure, quand le chat sera bien disposé, c’est l’enfant qui ne le sera plus.

Les petits enfants vivent dans la demande incessante de leur désir qu’ils souhaiteraient voir exaucer instantanément, ils sont donc continuellement frustrés. Le texte, sous forme de comptine très simple à lire, à dire, à retenir, avec des dessins très expressifs, exprime leur attente, leur désappointement, et la vie à contretemps. Les languettes à tirer rendent le texte mobile, les font participer au récit.

 

activités autour de Césaire, le veau vert ( en libre accès dans la rubrique « adopter »)

L’enseignant pourra commencer par la lecture instructive de « ma vie » seul livre écrit par Chagall, en français. Il l’a écrit dans une langue assez belle, poétique, imagée, et le lire nous en dit beaucoup sur ce que représentent ses tableaux. On pourra en profiter pour voir également des icônes. Dans les tableaux de Chagall, on a tout autant affaire au réel et au rêve, on peut alors avec les enfants, étudier dans les représentations de tableaux, ce qui est du domaine du réel, et ce qui est plutôt du domaine du rêve, de l’imagination. Parfois, c’est presque rien qui transforme le réel, par exemple, juste la couleur ( comme le veau vert)

Avec les plus grands ( CM ) on peut jouer à faire, sur deux colonnes, des listes de choses réelles, et à côté, les transformer : une fauteuil devient un gros crapaud. Un phare, un oeil de voiture… Et faire deux dessins : un, composé des vrais objets, l’autre, des objets transformés. Puis, découper, mêler. Même chose, ensuite, en texte. Remplacer  » phare » par oeil, etc…  nota bene : J’ai, sur ce thème, écrit un petit album « le voyage extraordinaire de petit Pierre » illustré par Charles Dutertre chez Nathan.

On trouve aussi beaucoup de jeux de mots, dans ce texte, à partir du mot « veau », mis à toutes les sauces ! Ils peuvent en fabriquer eux aussi, bien sûr, c’est. Et à partir d’autres mots. C’est le jeu des mots-valises.

Le texte fait aussi appel à la notion de  » différence » mal acceptée. J’ai souvent écrit sur ce thème : « Emile, bille de clown, » chez Bayard.  » Coup de théâtre à l’école » chez Bayard aussi, « la danse de l’éléphante »  chez Actes Sud… cela peut être l’occasion de faire réfléchir les enfants sur le rejet de l’autre à cause de son apparence physique, sur l’impact des moqueries, leur faire jouer, chacun, le rôle du bouc émissaire face aux quolibets. Leur demander de trouver des réparties bien senties pour désamorcer la riposte par la violence. Cela fait mesurer le poids des mots.

CESAIRE, LE VEAU VERT

CESAIRE LE VEAU VERT

Jo Hoestlandt

Chapitre 1

Où l’on assiste à la naissance du petit veau vert.

Quand il est tombé dans la paille, aux pieds d’un fermier de Witebsk, en Russie, celui-ci n’en a pas cru ses yeux :
-Hé ! a -t-il crié. Hé, tous, venez voir !
Tous ont accouru.
Et ce qu’ils ont vu, les a complètement stupéfaits.
-Un veau vert !

En effet, le petit veau venant de sortir du ventre de la vieille Kalouga qui n’en était pas à son premier veau, loin de là, était bien un petit veau vert, complètement vert.
-C’est une plaisanterie ! s’est exclamé le fermier.
-Ca n’en a pas l’air ! a soupiré la fermière.
La pauvre Kalouga, quoique un peu perturbée, regardait avec amour son dernier né.
– Comment a t-elle bien pu nous faire un veau vert ? rageait le fermier. Jamais personne n’en voudra ! Et surtout pas le boucher qui ne vendra jamais une viande de cette couleur là !
-C’est dommage, vraiment, renchérit la fermière, parce qu’il est bien gras !
La vache Kalouga fut bien contente, alors, d’avoir enfin un bel enfant dont le boucher ne voudrait pas, car elle avait déjà perdu beaucoup de petits veaux tout beaux, dans la gorge desquels le boucher avait plongé son grand couteau.

Le fermier et la fermière sont retournés se coucher, et ont laissé Kalouga se débrouiller avec son veau vert nouveau né.
-Je vais t’appeler Césaire, a dit la bonne mère.
Et elle a commencé de lui embrasser tendrement le museau, et de le lécher : doucement d’abord, parce qu’elle avait peur, en le léchant, que le vert fiche le camp et qu’elle se retrouve avec un petit veau blanc, charmant, que le boucher aimerait énormément ! Mais comme le vert avait l’air de tenir bien, elle l’a léché ensuite plus vigoureusement, et, sous la langue forte et râpeuse de sa maman, le petit Césaire s’est endormi doucement.

chapitre  2

Où l’on voit bien que quoique vert, ce veau est un veau !

Mais le lendemain, quand les autres ont vu ce veau vert, les plaisanteries ont fusé.
-Tu l’as eu avec une grenouille ? s’est exclamée Saratova, l’autre vache plus vache que vache.
-Ne le mets pas dans l’herbe, on pourrait marcher dessus sans s’en apercevoir ! a henni  Tambov, le cheval.
-Et s’il passe au rouge, on pourra traverser ? a plaisanté Minsk, le chien.
– C’est un poète qui te l’a mis en vers ? a demandé Riga, la chatte en se léchant la patte. Elle a ajouté : – Fais attention, il a déjà l’air pervers…
Le pauvre petit veau, en entendant tout cela, s’est mis à pleurer très fort. Cela a rassuré sa mère :
-Allons, a-t-elle pensé, malgré sa couleur, ce petit veau pleure comme un veau, ce n’est donc pas un petit veau si extraordinaire…
Et elle l’a mis à téter, contre le flanc de sa maman, immédiatement, il s’est calmé.
-j’ai dû manger trop d’herbe pendant que je l’attendais, voilà tout ! a dit Kalouga pour faire taire les autres animaux.
Et ils se sont tus en effet, car comment savoir, au fond, pourquoi ce petit veau était vert ? Les animaux, mieux que les gens, savent laisser au mystère tout son mystère.
-Qui sait, en grandissant, il sera peut-être moins vert ! a dit la jument gentiment. Les enfants sont si étonnants !

Césaire grandit, mais il ne pâlit pas. Vert il était, vert il resta. Il grandit comme n’importe quel petit veau et sa maman en était fière, comme n’importe quelle mère.
De temps en temps, pourtant, il demandait à sa maman :
-Pourquoi je ne suis pas comme les autres, moi ? Suis-je venu d’une autre planète que la Terre ?
Kalouga balançait sa queue et répondait que les petits veaux n’avaient pas à se poser ces questions là, qu’il allait attraper mal à la tête et qu’il ferait mieux de brouter tranquillement.
L’herbe était douce et tendre, savoureuse. Chauffée au soleil, son odeur, forte, l’étourdissait, lui tournait la tête. Trempée de rosée, elle lui fondait dans la bouche, sur la langue.

Chapitre 3

Où l’on se demande bien ce que ce petit veau va devenir !

Mais arriva un moment, où ce petit veau devint fort turbulent, un peu insolent, l’âge où, qu’on soit un enfant ou un veau, blanc ou vert, vert ou blanc, il est temps de faire des projets d’avenir sans sa maman.
-Que vas- tu devenir, mon petit ? s’inquiétait la bonne Kalouga.
Il ne le savait pas. Mais il espérait, puisqu’il était, pour un veau, d’une couleur extraordinaire, avoir un destin hors du commun.
-Tu pourrais devenir a-veau-cat ! se moquait la chatte, Riga.
– Ou Veau-leur de grand chemin ! plaisantait Minsk le chien.
– Non ! Boxer sur un ring et mettre KO tous tes ri-veaux ! pouffait l’oie Kalinka.
– Moi je te vois bien devenir le fa-veau-ri d’une reine, ou d’un roi …rêvait sa tendre maman.
Mais rien de tout cela ne tentait vraiment Césaire qui rêvait d’un destin encore plus extraordinaire.

Un jour est arrivée toute une troupe  qui criait et qui avait des piques et au bout de leurs piques des têtes. Ils étaient très impressionnants.
-Oh ! Un  ré – veau-lutionnaire ! se sont-ils exclamés en voyant Césaire. Viens avec nous !
-Je ne vois pas pourquoi ! a répondu  Césaire qui n’aimait ni le bruit, ni la guerre.
–  Allez, viens avec nous, on va construire un monde nouveau ! braillaient les braillards.
Le petit veau hésita. Et comme les vrais révolutionnaires n’hésitent pas, ils s’éloignèrent, braillant toujours plus fort pour faire croire qu’ils étaient les plus forts, et ils le laissèrent là.

-Et si tu rencontrais le diable ? lui suggéra enfin Pouchkine, le chat noir,  qui avait entendu par son grand-père, chat de sorcière, tout plein d’histoires bizarres sur ce personnage-là.
-Le diable ? s’étonna Césaire. Le Rouge et noir Cornu Pointu Fourchu ?
– En personne ! dit le chat.

chapitre 4

                                         Où Césaire rencontre le diable

-J’ai entendu une fois, ma grand-mère, parler du diable au veau vert…Peut-être s’agissait-il d’un parent à toi…poursuivit le chat Pouchkine à voix basse pour que la vache ne l’entende pas. Lui pourra peut-être répondre à tes questions, t’apporter ce que tu cherches…
-Comment faire pour rencontrer un diable ? a demandé Césaire au chat Pouchkine dès que sa maman a eu le dos tourné.
-Facile ! a répondu le chat. Là où il y a des pauvres, le diable rit ! Il suffit alors  de le tirer par la queue et aussitôt, il arrive !
Il ne manquait pas de gens pauvres dans ce village, de sorte que sitôt dit, sitôt fait.

-Quel est le vaurien qui m’a tiré par la queue ?  a demandé le diable à Césaire en arrivant.Il puait l’oignon et roulait des yeux furieux.
– Heu, je crois que c’est moi, monsieur, le veau-rien… a fait Césaire, impressionné.
–  Es-tu vert à l’endroit comme à l’envers, été comme hiver ? a sussuré le diable, curieux, en le voyant.
-Aïe, oui, je crois ! a grommelé le petit veau vert. Mais aïe ! Lâchez-moi, s’il vous plaît, monsieur !
Car, pour le voir d’un côté et de l’autre,  le diable à son tour, malmenait Césaire en le tirant  par la queue.
-Tu pourrais peut-être faire mon affaire… fît-il, pensif. Mais avant que je ne t’emporte avec moi, il faut que je sache si tu es un vrai veau-rien ! Je vais te poser quelques questions et voir si tu connais tes leçons de diablerie ! Tu es prêt ?
Césaire n’était plus très sûr d’avoir envie d’écouter le diable qui puait maintenant très fortement le camembert pourri.
– Non ! Il n’a rien à voir avec vous ! a  proclamé sa maman tout essoufflée, prévenue par la poule aux oeufs d’or et qui arrivait juste à temps pour le sauver des griffes fourchues.
– Césaire est un jeune veau doux, très gentil ! Il n’est pas prêt du tout à vous suivre dans toutes vos diableries !.
-Arrghh! A ronchonné le diable, je m’en doutais ! Le veau doux, ce n’est pas pour moi, pas du tout !
Et il a disparu comme il était venu.
-N’appelle plus jamais le diable ! tu m’entends ? a dit furieusement la maman de Césaire. Et pour la première fois, elle a tiré les oreilles de son petit veau si fortement, qu’un instant, il en est devenu tout rouge, et l’instant d’après, tout blanc.
– Oui maman… a-t-il pleuré.
Devant ses larmes, sa maman s’est calmée, l’a lâché.
– Rien ne vient jamais du diable, Césaire ! lui a-t-elle dit plus calmement. Il n’a rien à nous donner, rien à nous apprendre, rien du tout. Le Bien et le Mal, tout est déjà en chacun de nous ! Au choix ! Tu as compris la leçon?
– Oui maman… a reniflé le petit veau. Il n’avait rien compris du tout mais bon, les leçons, la queue et les oreilles tirées, ça suffisait pour aujourd’hui, non ?

chapitre 5

Où l’on voit un homme venir le chercher…

Césaire ne savait toujours pas quoi faire, il se demandait toujours pourquoi il était veau ET vert, et comment faire pour avoir une vie extraordinaire.
Il ne faisait que paître toute la journée dans son pré, s’endormait dans l’étable, ronflant sur le fumier, et pour un veau, c’était là une existence bien ordinaire. Il se sentait souvent un peu découragé, très seul… Mais dans ses rêves jaillissaient chaque nuit une multitude de couleurs comme aucun veau n’en rêve jamais, dans lesquelles il plongeait la tête avec bonheur et qui avaient pour lui les mille parfums des fleurs.
Chaque matin, au réveil, les couleurs et leur parfum s’éloignaient de lui, le laissant comme  abandonné.
Jusqu’à ce jour-là, où passa un homme devant le pré. Un homme au visage doux, qui portait une mallette de peintre et que suivait un âne bleu comme personne n’en avait jamais vu. L’âne bleu ne touchait pas terre et volait un peu.
L’homme au doux visage s’arrêta devant Césaire qui broutait.

-Ah ! Te voilà enfin ! dit Chagall- car cet homme s’appelait ainsi et venait aussi de Russie là où la neige s’étend l’hiver à l’infini. Depuis le temps que je te cherche, mon ami !…Allez viens, maintenant.
-Et pourquoi je te suivrais ? a demandé Césaire rendu méfiant par les rencontres précédentes. Pourquoi as-tu besoin d’un veau comme moi, vert comme il n’en existe pas ?
– Parce que je t’ai rêvé ! dit le peintre, et que nos rêves, une fois rêvés, ne peuvent plus nous quitter…Parce que sans toi, mon travail serait inachevé… Regarde !

Et il ouvrit sa mallette où reposaient couchés côte à côte comme de minuscules bébés tout emmaillotés, une trentaine de petits tubes colorés. Et le peintre, en souriant dans sa barbe, ajouta : – Ce que j’ai à peindre, petit veau, surprendra le monde entier, mais pour cela, j’ai besoin de toi ! Alors viens ! Je t’emmène dans mon  pays blanc là où les ânes sont bleus et où les veaux verts volent comme des oiseaux de paradis. Fais -moi confiance, je suis un ami… nous avons besoin l’un de l’autre. Sans toi, je ne serai jamais vraiment moi, et sans moi, tu ne seras jamais vraiment toi.
Et il a fait un pas, deux pas, trois pas, en ne se retournant pas. Il savait que Césaire, le veau vert, comme Jussieu l’âne bleu, le suivrait pas à pas. Car tel était leur destin à tous les trois. En quelque sorte, ni l’un ni les autres n’avaient le choix.
Le fermier et la fermière ont couru après Chagall, ils lui ont demandé quelques sous pour emmener Césaire, mais pas trop, parce qu’au fond, ils étaient bien contents de s’en débarrasser.

Seule sa maman a pleuré en le voyant s’éloigner. La jument, qui avait vu partir son poulain au mois de juin, l’a consolée. Elle lui a dit :
– C’est la vie, ma belle ! Il faut bien que partent les enfants ! Un jour ils sont là, un autre ils n’y sont plus. Tu as fait comme lui, rappelle-toi. Il doit trouver un endroit où il vivra heureux, se faire de nouveaux amis, rencontrer l’amour de sa vie… Il faut que tu en sois heureuse !
– Je le sais bien! a soupiré la maman de Césaire, mais c’est dur de voir partir son petit… c’est un bonheur qui vous brise le cœur…
Elle voyait s’éloigner Césaire, il n’était déjà plus qu’un trait vert sur le chemin, et bientôt il ne serait plus qu’un petit pois à l’horizon, si loin, si loin…

chapitre  6

Où l’on considère que Césaire a fait un voyage extraordinaire

Ils ont voyagé un bon moment, Chagall, Césaire et Jussieu l’âne bleu. Et ils ont vu mille choses extraordinaires : des villages bleus, d’autres rouges en feu, un violoniste perché sur un toit, un mariée qui s’envole, un soleil poursuivi par une chèvre, une rivière-serpent, une tour Eiffel toute molle qui se gondole…
Ils ont marché lentement, pour tout voir, tout entendre : la musique du violon, les crépitements du feu, le bourdonnement des  prières et la mélodie des chants, les rouges mots d’amour des mariés blancs, les berceuses de la rivière, le fou rire de la tour Eiffel…

Et puis à un moment, Chagall a dit qu’ils étaient arrivés. Et là, il n’y avait plus rien. Plus rien que du blanc, devant eux. Comme un grand champ où la neige était partout. Chagall a dit : – « Sur cette toile-là, si blanche, nous allons pouvoir créer un nouveau monde, magique, étonnant, fabuleux ! Un monde de rêve où tous les habitants pourront enfin demeurer pour toujours !
Et sur l’étendue de cette neige, jusqu’à son horizon, il a peint toutes les couleurs, selon son cœur. Chacune, à sa place, s’est mise à chanter sa chanson.
Jussieu, l’âne bleu, a senti le ciel de tous les côtés, et qu’il pouvait voler en toute liberté, comme le rêvent tous les ânes, mais on ne le sait pas assez.

Puis Chagall a dit à Césaire :
– A ton tour ! Glisse- toi, toi aussi dans mes couleurs, car voilà ton vrai pays !
Césaire a hésité, comme on hésite quand tout à coup la vie se met à ressembler à notre rêve le plus fou.
-Va ! lui a encore chuchoté Chagall, tu vois ! Toutes les bêtes je les ai faites multicolores, comme toi ! Il y a là place pour le vert, le bleu, le rouge, le jaune… Mets- toi où tu voudras, là où tu te sentiras le coeur si léger que tu pourras t’envoler, toi aussi, sans plus jamais retomber ! Va ! lui a-t-il redit. Là où tu seras heureux !
Une jeune vache rouge, venue d’on ne savait où, a surgi sur la toile, belle comme l’amour et le feu.
Alors Césaire s’est senti poussé, soulevé, comme par une langue invisible et très aimante, qui ressemblait à la langue de sa mère, et l’arrachait doucement du sol, le portait. Tout tremblant, le poil humide comme au premier jour de sa vie, sous le pinceau du peintre le veau est né une deuxième fois.

Tous les jours qui ont suivi ont été aussi des beaux jours, tout aussi extraordinaires. Car des gens de toutes les couleurs, du monde entier, sont venu voir le tableau et tous disaient, surpris : – Un âne bleu, une vache rouge, un petit veau vert, et qui volent dans la lumière, et chantent comme des anges ? C’est étonnant, extraordinaire, vraiment !
-Et pourquoi, a demandé une petite fille à sa maman, pourquoi tous les veaux, tous les ânes, ne sont pas bleus, ou verts comme ceux-là ? Et pourquoi nous on n’est ni vert ni bleu si on est plus légers, plus heureux en vert et en bleu ? Pourquoi ?

Et tous, à l’entendre, tellement étonnés, se demandaient pourquoi aussi, et ouvraient grand la bouche en O, comme les enfants – ou les petits veaux – quand il neige tellement et que les flocons tout blancs viennent fondre sur la langue, doucement.

Si tout le monde avait aidé Victor

Dans la classe de mon fils, Olivier, il y avait un garçon nommé Victor qui ne comprenait pas grand-chose. Tous les autres enfants se moquaient de lui. Et souvent, la maîtresse aussi, un petit peu, pas méchamment. Mais personne n’aime être moqué par les autres, et encore moins par la maîtresse, c’est très vexant. Alors, un jour qu’Olivier et sa petite copine sont rentrés à la maison avec encore une bonne histoire sur ce que n’avait pas su faire Victor, ou ce qu’il avait fait à l’envers, je me suis un peu fâchée. Je leur ai dit :

  • Je n’aime pas du tout que vous vous moquiez de Victor. Ses parents sont portugais, ils parlent mal le français, ils ont 5 enfants et beaucoup de travail, ils ne peuvent pas aider Victor à faire ses devoirs, à apprendre ses leçons. Comment vous feriez, vous, si vous étiez dans un pays où l’on parle deux langues, une à la maison, l’autre à l’école ? Ce n’est pas évident ! Vous feriez bien mieux de l’aider, Victor, quand il ne sait pas faire, au lieu de rigoler de lui !
  • Oh non ! a dit la petite amie d’Olivier, je l’aime pas, en plus, il nous attaque !

Olivier, lui, n’a rien dit.

Mais le lendemain, il est rentré à la maison et m’a annoncé :

  • Maman, aujourd’hui, j’ai aidé Victor !

Je lui ai souri, ravie qu’il ait compris cette leçon qu’il n’avait pas apprise à l’école, et sur laquelle il n’y aurait jamais d’autre contrôle que ceux qu’il se ferait à lui-même. Il m’a expliqué :

  • Y’avait des opérations à faire. Moi, j’ai vite terminé. Mais pas Victor, il faisait rien, comme d’habitude. Alors j’ai pensé à ce que tu avais dit et j’ai demandé à la maîtresse : – je peux aller aider Victor ?
  • Et qu’est-ce qu’elle t’a répondu ?
  • Si tu veux, si ça te fait plaisir … Alors je l’ai aidé. Il était très content !
  • Tu vois, c’était pas compliqué ! C’est bien Olivier.

Les jours, les semaines ont passé, Olivier allait maintenant aider Victor à chaque fois qu’il le voulait, la maîtresse laissait faire. Un dimanche, Olivier dit : – faut réviser toutes les tables de multiplications, la maîtresse va faire un contrôle demain.

Bon, on passe le dimanche après-midi sur ces satanées tables de multiplications, on en ressort tous deux éreintés. Mais c’est bon, Olivier sait ses tables à la perfection et pourrait faire son contrôle les doigts dans le nez… s’il n’avait pas besoin de ses doigts pour tenir son stylo !

Mais quand il revient, lundi midi, je vois tout de suite à sa tête que quelque chose cloche.

  • Ca s’est bien passé ce matin, ton devoir de maths ? je lui demande.
  • Pas très… me répond –il. La maîtresse m’a mis zéro  !

Je suis stupéfaite :

  • Comment ça, zéro ? tu les savais par cœur, tes tables !
  • Mais elle m’a puni.
  • Pourquoi ? Qu’est-ce que tu avais fait de mal ?
  • J’ai fini vite, et après j’ai fait comme d’habitude. J’ai été aidé Victor. Mais cette fois, j’avais pas le droit…. Comme elle avait dit que c’était important un contrôle, que ce serait dans notre carnet, alors justement, moi j’ai cru que c’était encore plus important qu’il ait une bonne note, Victor…

Je suis d’un naturel très calme, mais là, la moutarde m’est montée au nez. Je suis allée trouver la maîtresse, et je lui ai dit : – Je m’excuse de venir vous déranger, mais je viens vous voir à cause du zéro que vous avez mis à Olivier en maths, ce matin, franchement, il agissait par solidarité et je ne pense pas qu’il le méritait !

  • Oh ! s’est exclamée la maîtresse, je le lui ai mis pour lui apprendre à ne pas se moquer du monde ! Parce qu’un contrôle, tout le monde sait que c’est personnel !…Mais je le lui enlèverai s’il se tient à carreaux, ne vous en faites pas !

A nouveau, cette sensation de colère en moi. Alors devant tous les enfants de la classe, je dis :

  • Je ne tiens pas à ce que vous lui enleviez ce zéro. Au contraire. C’est une bonne leçon, finalement que vous lui donnez. Il aura appris, et tous les autres aussi, que c’est parfois risqué d’agir avec fraternité, qu’on peut en récolter beaucoup d’ennuis, mais tu peux être fier de ce zéro, Olivier, c’est un zéro sympathique !

Là-dessus, je suis ressortie de la classe, sous le regard médusé des autres enfants qui répétaient en le chuchotant : – Olivier, il a eu un zéro sympathique …un zéro sympathique…

Plusieurs années plus tard, au sein du collège, une bande d’élèves réunis dans une classe spéciale pour élèves en grande difficulté, semait la terreur auprès des autres collégiens de 6ème. Leur chef, Victor. Un jour, cette petite bande d’enragés a coincé Olivier dans les toilettes, ils étaient prêts à le racketter, ou à lui faire subir quelque raclée et lui pocher les deux yeux pour n’importe quel motif. Sauf que Victor  tout à coup, a reconnu Olivier, et il a dit :

  • Non, pas celui-là. Il est cool, lui. C’est lui qui m’a aidé, quand j’étais petit…

 

C’est donc à ce «  sympathique » zéro en mathématiques et à son sens de la fraternité en CE1 que ce jour-là, Olivier a dû sa remise en liberté des toilettes du collège.

Quand il est rentré, il nous a raconté, et il a conclu :

  • Ça m’a sauvé ! Mais tu sais ce que je pense, maman ? Si tous les autres l’avaient aidé, Victor, peut-être qu’il n’aurait plus eu personne à attaquer…non ?

jo. Hoestlandt

 

GEANT

  » Géant » est un roman publié par les éditions Magnard. Il a été illustré par Thomas Baas. C’est l’histoire d’un enfant qui habite loin de la ville, avec ses parents, et dont le père est berger sur ses échasses. L’enfant le voit comme l’un des derniers géants. Le père meurt, brutalement, chassant l’enfant de son paradis, l’obligeant, sa mère et lui, à partir chercher du travail en ville. Comment restera-t-il fidèle à son passé, tout en préparant au mieux son avenir ? Il sera aidé par le compagnonnage éclairé de sa nouvelle petite voisine, Sofia. Et par le temps qui passe et lèche comme un grand chien les blessures de la vie.

Cette histoire a rencontré grand succès depuis sa parution, ce qui m’a étonnée car elle n’est pas dans les standards actuels. Ni par son thème, ni par son écriture, travaillée, littéraire. Mais elle est plébiscitée par les enseignants, portée par les libraires, et elle touche les enfants qui, au fond d’eux, craignent tous cela : que la vie, un jour, ressemble à ces contes, cruels, où le sort vous abandonne au fond de la forêt. Par procuration, et sans vrai danger, via cette histoire, ils vivront en accéléré, le bonheur et le malheur, la perte et le regain, le silence et la parole retrouvée. Toutes choses qu’en toute vie chacun éprouve à son tour.

 

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