LA PEAU DES PÊCHES

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 » La peau des pêches » est le joli titre, très frais, très imagé, d’un récit paru chez Stock, d’une jeune femme qui se nomme Salomé Berlioux.
Autant le dire tout de suite, je connais Salomé. Depuis très longtemps. Quand je l’ai rencontrée pour la première fois, c’était au fin fond de la Nièvre, dans l’école primaire d’un tout petit village qui m’avait invitée à venir parler de mon travail d’écrivain – jeunesse aux enfants des Cours Moyens. Il y a… une vingtaine d’années.
Cette journée, ni elle ni moi ne l’avons jamais oubliée. Du haut de ses dix ans, Salomé souhaitait déjà devenir écrivain, et, le regard plein d’espoir, m’avait demandé si cela était vraiment possible, ça… quand on habitait là où elle habitait, où il y avait nettement plus de canards et de lapins que d’écrivains… Cela l’était, bien sûr, puisque je venais, comme elle, d’un petit village perdu, moi aussi, et je le lui avais dit. Elle l’avait entendu comme une heureuse prédiction, dont plus tard, chose rare qui prouve sa générosité, elle a tenu à me rendre compte, et à m’en remercier.
Salomé est donc l’un de mes plus jolis souvenirs, une preuve que ces voyages, exaltants, éreintants, que les auteurs – jeunesse entreprennent à travers toute la France et dont personne ne parle jamais, allant d’école de campagne en collège de ZEP, ou d’établissement encagé au milieu des tours d’immeubles en établissement de prestige dans les beaux quartiers, peuvent porter, emporter, enfants et auteurs, vers de très belles contrées. Changer des vies. La leur, et celle de l’auteur aussi ( voir le livre «  Petite » que j’ai rédigé pour les éditions du Pourquoi pas?)

Depuis, Salomé Berlioux a accompli de beaux et forts projets de rapprochement entre ceux qui sont loin de tout, et ceux qui pourraient leur consacrer un peu de temps et d’attention, et les aider à concevoir pour eux comme ce le fut pour elle, une autre vie, quasi inimaginable mais cependant possible.
Salomé est une rêveuse concrète. Partageuse, volontaire. Elle veut voir aboutir ce qu’elle rêve, et aider les autres à aboutir de même.
Elle garde ces qualités -là, dans le récit de  » La peau des pêches », texte personnel, qu’elle mène vaillamment jusqu’au bout. Récit difficile de la lutte que son couple mène depuis quatre ans pour avoir, ensemble, un enfant, alors qu’une grosse difficulté, devenant, au fil du temps, une sorte de  » malédiction  » est tombée sur leur grand amour : chacun d’eux peut parfaitement faire un enfant, mais pas avec l’autre. Ils sont incompatibles.
Salomé, en jeune femme moderne, croit en la médecine moderne, en sa science qui peut tout, ou presque, et pas en la malédiction qui n’existe que dans les contes.
Et cependant, malgré tous les efforts conjoints de toutes les techniques les plus sophistiquées et de la force, l’énergie qu’elle met au service de cette médecine de pointe, les échecs s’enchaînent, de plus en plus invraisemblables, à un tel rythme, que cette jeune femme à qui, jusqu’ici, rien n’a durablement résisté tant elle s’implique jusqu’à la moëlle en tout ce qu’elle entreprend, en vient, malgré elle, à douter que les malédictions n’existent vraiment que dans les contes…

Ce récit contient aussi, naturellement, mille autres aspects beaucoup plus techniques, pratiques, et sera un témoignage précieux pour ces milliers de couples ordinaires confrontés comme le sien à l’extraordinaire. Ils y trouveront des mots choisis avec soin, qui feront écho à leur propre chemin de croix, d’espoir et de renoncements, de révolte et d’acceptation.

Mais pour ma part, auteur-jeunesse habituée des contes et des récits initiatiques, ce qui m’a le plus émue, ébranlée, c’est cette ligne fluide entre la réalité de la vie, et ce qui, quand elle devient incompréhensible, insaisissable, invraisemblable, la transforme en une somme d’apparences qui semblent cacher quelque chose, mais quoi ?
L’ombre qui s’étend, peu à peu envahit tout. A en devenir fou.
Et ruinée, détruite, brûlée, malgré tout continuer de marcher et d’agir sur la scène de la vie, comme si de rien n’était, comme une actrice continue à jouer le rôle qu’elle a appris.
Salomé l’évoque, brièvement : Pourquoi ce malheur – là ? Pourquoi nous ? Qu’avons-nous fait ?
L’auteur que je suis traduit : quelle fée ont-ils oublié d’inviter, de fêter, pour que le malheur plane ainsi sur leur amour ?
Alors oui, toutes les bonnes âmes essaient de proposer des choses concrètes : changer encore de médecin, de méthode, de pays, de partenaire ! adopter, ou  » ne plus manger la peau des pêches » ! et la généreuse Salomé tente de ne pas leur en vouloir de ces dérisoires essais de solution ou de consolation.
Mais elle est allée si loin, la petite fille… Si loin d’eux, de nous, de tout… Dans l’infinie forêt aux sortilèges où ceux qui veulent l’aider ne lui font plus que du mal… Où aimer devient une souffrance de plus…
Si loin…
Nos mots s’évaporent, autour d’elle, pets de lapins !
Alors elle aligne ses propres mots comme de tout petits cailloux pour tenter de nous dire, et de réaliser, par où elle est passée dans la forêt. Non qu’elle veuille en sortir, puisque tout ce qu’elle doit affronter, accepter, transformer, s’y trouve. D’ailleurs, comme dans les contes, son temps n’est plus le même que le nôtre, s’étire comme la montre molle, ne se compte plus en heures et minutes.
Non plus pour s’alléger les poches ou le coeur… Rien ne console d’un enfant cent fois perdu.
Ecrit-elle ce récit pour guider les autres ? Qu’ils suivent son chemin ? Non. Chacun a le sien.
….Attirer les oiseaux, comme avec la mie de pain des contes ? Oui, cela, peut-être… La petite fille de la campagne n’est pas si loin, qui jetait les cailloux dans l’eau, vers le ciel, n’importe où… juste parce que le mouvement est joli, et sans doute donnait du pain aux canards du coin coin.
Mais elle le fait plus sûrement parce qu’elle sait, depuis qu’elle a dix ans, que c’est ainsi, mot après mot, vaille que vaille, qu’un écrivain construit son chemin de vie.
Ni en dessous de la réalité, ni au-dessus… En parallèle. Et il tente, comme il peut, de cheminer entre les deux, croyant tremper sa plume dans la réalité sans voir qu’au bout, parfois, un bout de ciel, ou de nuage s’est invité.
Malédiction ? Bénédiction ?
On ne choisit pas.
C’est selon.




La chandelle


Qui connaît encore ce jeu de La Chandelle ? ( Quel joli nom, ce doux féminin, et comme il sonne bien !)
Le jeu consiste en une ronde assise où chacun regarde vers le centre tandis qu’un promeneur, une promeneuse, fait le tour extérieur un mouchoir à la main, le déposant derrière la personne de son choix. Celle-ci doit s’en apercevoir très vite, avant que, n’ayant refait un tour, le promeneur soit de retour derrière elle. Si elle s’en aperçoit, elle lui court après, doit le rattraper avant qu’il ne prenne sa place dans le cercle, sinon, elle devient  » La chandelle » prisonnière, se met au centre du cercle, doit attendre la prochaine captive qui la délivrera.
Dans le jeu, être la chandelle est vécu comme un échec. On n’a pas été assez rapide, assez vigilant, on a perdu. Et comme on doit aller se mettre au centre du cercle, notre échec est exposé à tous les regards. Seul l’échec d’un autre nous délivrera. Ou qu’on ait pitié de nous, qu’on nous jette, à nouveau, le fabuleux mouchoir, vital !

Pourquoi ce jeu s’appelle -t-il ainsi ?
On comprend l’expression  » le jeu en vaut-il la chandelle ? » Une chandelle coûtait cher, brûlait toujours trop vite, on n’allait sûrement pas l’user pour des clopinettes !
Mais comment cette expression a-t-elle abouti à ce jeu-là, sous cette forme – là ? ça, je ne sais pas.
Est-ce parce que la chandelle brûle et se consume, toute seule, inutile, au milieu ?

En tout cas, il y a peu, j’ai rêvé de ce jeu.
J’attendais le mouchoir. Pour courir tout autour du cercle, et choisir de le déposer ici ou là, derrière celui-ci ou celui-là. J’avais les jambes impatientes, je souriais, prête.
Mais personne ne me choisissait jamais.
Comme si j’étais invisible. Ou chandelle définitive, quoiqu’excentrée. Chandelle éteinte en somme.
Je continuais de sourire, que personne ne s’en aperçoive surtout….

Ce rêve, je vois d’où il vient. A un ami qui, à cause de ce sale virus, a tragiquement perdu sa mère et son frère cadet, j’ai écrit le désarroi à réaliser comme la vie brûle si vite…  » comme une chandelle », ajoutant :  » espérons seulement que nous aurons parfois un peu éclairé… »

Cette image s’est fixée en moi, m’a habitée depuis, je l’ai sentie vraie…
Si l’on cessait, alors, d’avoir d’autres projets que celui-là : éclairer un peu…
C’est infiniment modeste et en même temps, infiniment difficile…
Une vie pas si mal réussie serait alors celle qui a fait naître quelques étoiles dans les yeux où l’espérance n’était plus, quelques vrais sourires sur des visages perdus, qui a chassé parfois le voile d’ombre d’un regard fatigué, attristé, ou le nuage posé sur un coeur trop lourd.
Une vie qui, au milieu des orages, a négligé ce gros balourd de tonnerre et s’est plutôt saisi de l’éclair…

Comme répondant miraculeusement à ces pensées et à ce voeu, quelques courriers me sont justement parvenus !
D’enfants, m’écrivant comme ils avaient aimé telle histoire, qui les avait fait rire, oublier  » le confinement et le virus ! « 
Qui les portait à vouloir faire « écrivain » comme moi !
D’adultes, que j’avais un peu connus quand ils étaient enfants, souhaitant se rappeler à moi, me remercier de tout coeur pour ce qui leur avait été alors donné, partagé, qui les avait émus, cette petite flamme qu’ils voulaient transmettre maintenant à leurs enfants dont ils m’envoyaient les photos ; l’un de mes livres anciens – ou récent- était entre ces petites mains, leur jeune visage semblait merveilleusement absorbé par l’histoire – même si l’honnêteté m’oblige à dire que l’éclairage venait plutôt de la jolie lampe posée tout à côté, ou du soleil printanier qui s’était joyeusement invité !
Et même, un livre, LE LIVRE ! d’une ancienne petite fille rencontrée au milieu de la campagne, dont le regard autrefois étincela de mille diamants à ma venue qu’elle désirait tellement, qui poursuivit cette rencontre par quelques années d’échange de courriers, disparut de ma vie pour traverser ses propres forêts, crocheter la sorcière, apprivoiser les monstres et devenir cette femme -là, ardente et vive, qui a fourbi ses mots comme de douces armes.

La vie, oui, brûle très vite, comme une chandelle.
Mais nous avons cette chance magnifique, nous, artistes des images et des mots, de pouvoir quelquefois, si les enfants nous choisissent, transformer cette chandelle en flambeau.
Et quelquefois, éclairer.
Et ces courriers me rassurent.
Chandelle, j’ai été souvent choisie.
Et je pourrai continuer à courir tant que le souffle du vent, miséricordieux, me fera seulement vaciller.